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qui parlent des fées et des lutins. Mais sur ce dernier sujet, il n’aime pas à s’étendre ; il prend un air discret : « Ceux-là on ne les voit plus. Probable qu’ils sont partis. Avec tant d’étrangers, aussi, qu’on voit au pays maintenant ! »

Ce qui met du plaisir dans ses yeux, c’est qu’on lui demande des nouvelles de sa filleule d’un an, qui est aussi sa petite-fille. Mais il dit toujours : « Ma filleule. » Cette parenté spirituelle compte plus que l’autre, chez les Bretons de la vieille tradition : « C’est moi qui suis le parrain, » m’a-t-il dit, un jour, avec fierté. Sa pauvre figure s’éclaire quand il en parle : « Le dimanche, je vais faire un tour à Kerloc’h. C’est là qu’elle reste, avec sa mère. Le père, toujours à Toulon. L’an dernier, à la Saint-Michel, il est venu au pays. Il aurait pas voulu repartir : « Père, qu’il me dit, je veux pas rester dans la marine ; je m’ennuie de ma femme, du pays. » J’ai dit : « Fils, fait attention ! Tu as un bon métier ; tu as tes galons. Ça vaut mieux que faire de la misère avec les homards et les congres ici. » Sa femme a été avec lui, la première année : elle ira de retour. Maintenant, il a passé second maître ; il sera bien pensionné : c’est beau, ça ! Mais il a de l’instruction aussi. Il lit dans les livres, comme vous ; il carcule bien. Enfin tout. Lui qu’est pas gêné pour causer ! »

Pour la première fois, cette année, j’entends Corentin parler de lui-même. Il se voit tout usé, avec bien peu de temps encore devant lui. Il a été trop malade cet hiver. Du mal dans les coudes, les genoux, les pieds, — partout.

— Je pouvais plus dormir ; quelquefois, la nuit, je criais. Le sorcier (sorcer) m’a donné des herbes ; il m’a frotté : ça n’a rien fait. A l’hôpital maritime, à Quimper, je pleurais presque, avec la douleur. Le médecin m’a dit : « Dans quinze jours vous sentirez plus rien. » — « Oui, monsieur le major, » que j’ai répondu, « dans quinze jours, je sentirai plus rien. » (Je voulais dire que je serais été fini.)

Tout ceci à voix douce, incolore, de résignation tranquille,

— Tous ces maux-là c’est que je suis vieux. Cinquante-huit ans, bientôt. Soixante, c’est un bon âge pour finir. J’ai eu de la misère. Trop de nuits passées au fond des bateaux, à moitié dans l’eau, sous la toile mouillée... Trop de jours sans rien manger de chaud. C’est tout ça qui vieillit. Enfin ! j’ai eu ma vie ; on peut pas vivre toujours...