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— J’ai laissé faire comme la dame voulait. Elle parlait bien doux. Mais voilà qu’à Pâques, ma fille m’a écrit qu’elfe viendrait au Pardon de l’année prochaine. L’année prochaine ! vingt-trois mois ça fera. La jeunesse, ça oublie vite... Elle a mal fait d’écrire ça !

C’est la première fois que je l’entends se plaindre. Il est si seul ! La journée de pêche finie, il ne trouve plus en rentrant la gentille enfant dont j’aimais, dans l’ombre ou la lueur de la chandelle, la blanche guimpe et les yeux luisants de jeune chat. Personne pour « l’espérer : » rien que le noir de son logis, — une chambre au bas du bourg, — et la paillasse défaite qu’il a laissée en partant, à cinq heures du matin. Il faut gratter une allumette, se faire du feu pour une soupe.

Alors il aime mieux faire la pêche de nuit, — au chalut ; il a arrangé ça le mois dernier avec un collègue. Comme cela, il peut faire un peu de propreté avant de sortir. Ce n’est plus le temps qui lui manque. Une tartine de beurre salé, en rentrant, et puis deux heures à dormir. Pas plus. Les sabots commencent à claquer de bon matin dans l’escalier, et la maison sonne comme un tambour.

Il a un chat qui aime à se frotter contre ses jambes, et qui vient l’attendre à la cale. « On dirait qu’il sait toujours à quelle heure je vais rentrer... Mais je sais pas si c’est l’amitié. Peut-être qu’il vient seulement au-devant du poisson. »

Quelquefois il pleure. Alors il n’a pas de goût pour manger. Il boit du cidre fort, et si je vais lui dire bonsoir à l’heure de la soupe, — la maigre soupe qui doit le lester pour une nuit en mer, — je le trouve qui n’a rien fait cuire, avec des yeux troubles et des fumées dans la tête.

Son amitié est fidèle. Quand je le revois après un an d’absence, sa patiente figure s’éclaire. Il aime le passé, et pour faire un peu comme jadis, quand nous courions ensemble, bien qu’il en ait assez des bateaux, il m’accompagne un jour ou deux. Personne ne connaît comme lui la rivière, où il a été senneur : une pêche qu’on fait la nuit dans les anses, où l’on prend des mulets verts. Il en sait toutes les histoires, celle de la Pucelle qui bondit d’un bord à l’autre pour échapper à un méchant moine, — celle des Espagnols venus sur leurs bateaux, qui crurent voir les deux rives se rejoindre, à l’étroit tournant des Virecourt, et renoncèrent à porter la guerre à Quimper, — et puis celles