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Il partit d’un trait pour la cale, sauta dans son canot, et s’en alla courir le maquereau.

Il le courra ainsi, tout seul, dans son bateau de quinze pieds, jusqu’au jour où, ne le voyant plus au petit matin, sur la cale, on apprendra qu’il a passé. C’est comme cela qu’ils finissent, les vieux d’ici, — comme un aviron usé qui casse tout d’un coup.


En ce moment, la voile amenée, il rame sans se presser, son vague sourire perdu dans la broussaille jaune et blanche de sa barbe, les prunelles éclairées de bonheur intime, un peu comme celles des petits qui « rient aux anges. »

Plus de vent. Nous longeons le bois du Cosquer, dont l’écran se lève, noir velours sur le fluide et lumineux crépuscule. Un crépuscule singulier pour la saison : clarté d’argent tout d’abord, mais qui par en bas se pénètre insensiblement de religieuse couleur : rose, or, bleu, — angélique et rayonnant esprit, derrière la frange ténébreuse des pins.


12-20 octobre. — Encore à courir sur la rivière avec de simples amis d’ici. Le plus souvent le vieux Lhostis, quelquefois son petit-fils, Péric, un mousse de mine douce et fine, né, comme le tad coz, sous les châtaigniers du port : un de ces petits qui ont appris à godiller tout seuls entre les grands bateaux de leurs papas, quand ils commençaient à se tenir sur leurs jambes, — et puis, un beau jour, comme des oisillons qui s’enhardissent, ont pris leur vol sur la rivière. A dix ans, il est si bon marin déjà ! Il sait si bien accoster sur les roches, sauter sur le goémon glissant pour bien tenir le bateau quand je débarque ! L’an prochain, il s’en ira » dehors » pêcher dans la chaloupe de son père, menant, souvent de nuit, la dure vie des hommes.

Il y a le bonhomme Le Fur, jadis gardien de phare, dans une île. Je l’ai bien étonné, un jour, en lui demandant s’il n’avait jamais manié l’aiguille et les ciseaux. C’était écrit sur sa figure. Le type même du kemener de Cornouailles, l’homme que l’on voit dans sa boutique, accroupi sur une table, besognant parmi les aunes de gros drap et de velours. Une physionomie d’autrefois par sa schématique simplicité : bouche en casse-noisette, lèvres rases et toutes minces, avec toujours, sous le nez, des grains de tabac râpé, regard d’innocence derrière des besicles, et