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un petit croiseur, c’était, — je sais plus le nom. Hal par exemple ! y avait des coups de vent par là ! Chauffeur aussi, avec lui. Un bon poste : jamais de punition. Ahl une fois seulement : retranché de vin parce que je suis été pris a boire à la manche en sortant des fourneaux. L’officier qui me dit : « Tu sais bien, Lhostis, j’ai défendu : c’est comme ça qu’on attrape du mal. Je te supprime ton quart de vin, »

— Mais — ha ! ha ! ha ! — le cambusier m’a apporté d’autre... ça fait que j’ai eu la double. Ha ! ha !

»... C’étaient des bons garçons, les officiers. Souvent qu’ils m’envoyaient une bouteille aux machines : « C’est pour Lhostis ! » Sûr ! on était bien ! Et des dix francs, des douze francs, une fois quinze ! »

De plus en plus profond, un hochement de tête me fait sentir, comme il faut, la grandeur de ces chiffres.

— Et pourquoi cela ?

— Gratification !

(Il faudrait mettre ce mot en musique, avec une indication de presto, pour en rendre l’accent montant, l’élan précipité de joie et de triomphe).

— Souvent ?

— A chaque voyache !

Ça devait plutôt durer, un voyage de Chine, sur ce petit croiseur.

Cher Yvon ! à qui le monde est resté simple et plein toujours de rayons merveilleux !

Il a eu ses malheurs pourtant, comme tout le monde. C’est il y a deux ans (sa cervelle semblait moins vague alors qu’aujourd’hui) que je l’ai trouvé chez le débitant. Il était en train de vider des bols de cidre :

— C’est pour mon fils, me dit-il en hochant la tête. Une explosion sur son torpilleur... Y a une dépêche d’un collègue.

Lentement, il continuait à boire le cidre jaune. De petit coup en petit coup, il exhalait son chagrin :

— Mon fils, si dégourdi, qui aurait passé quartier-maitre... Lui qui est au fond de la mer maintenant, à faire de la boette pour les crabes ! Ça qu’est triste !... Mais quoi faire, aussi donc ? Faut se donner du courage...

A la fin, vivement, il s’essuya la bouche d’un coup de manche, et l’on eût dit qu’il effaçait du même coup son chagrin.