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Une autre fois, c’est le soir, en canot. Nous rentrons d’un petit tour en mer (il n’est pas besoin d’aller loin pour trouver les grands espaces d’azur et de lumière). Le plus beau temps d’octobre, et près d’une heure de jour encore. Avec ce joli vent de sud-est dans la toile, c’est bien tentant de ne pas s’arrêter à la cale, et de laisser courir pour aller voir passer les riches tentures d’automne, ou bien, sur l’autre rive, les pins dont le vert, au baisser du soleil, s’éclaire fantastiquement.

Et puis Yvon, — un vieux bavard, quand sa chique ne lui remplit pas la joue, — est en train de conter ses histoires, un peu toujours les mêmes, mais qui ne m’ennuient jamais. L’âme qui s’y traduit est si tranquille et si vague, si peu détachée de la simple nature ! Quelle conversation de civilisé s’harmoniserait comme celle-là à la paix ancienne de ces bois ?

Ce sont des souvenirs d’un temps lointain, des images de sa jeunesse qui se mettent tout d’un coup à défiler ; et, à les voir revenir, sa figure de saint octogénaire s’éclaire de satisfaction et de fierté. Chacune de ses phrases débute par un élan d’admiration : « Ah ! par exemple ! » et s’achève par un : « Gar ! gar ! garli ! » une espèce de juron local qui lui traduit l’inexprimable. Ou bien c’est un « ha ! ha ! « d’émerveillement hilare, où se découvrent et rient tous les vieux chicots. Alors, pour une nouvelle confidence, sa figure se concentre ; l’œil bleu pâle vous lance un regard droit. Attention ! cette fois-ci, il va vous dire une chose encore plus étonnante et certaine !

Tout à l’heure, en passant devant le petit port, il s’est rappelé un événement de la veille qui a fait du bruit dans le bourg : l’apparition sur la cale d’une négresse, venue du pays bigouden, avec des dames, par le bac, et repartie le soir même, par le courrier, pour la ville : « Ça m’a fait quelque chose ! J’avais jamais vu ça, » me disait ce matin, encore toute remuée, Mme Keravel, l’épicière, celle qui mène toujours, derrière les bannières et notre sonneur à tignasse, le troupeau féminin aux processions.

Grand-père Yvon méprise cette ignorance.

— Ceux-là y connaissent pas rien. Moi, j’en ai vu, des négresses, et des belles, aussi donc ! Ha ! garli !… Parce que je