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jour, jusqu’au jour où tu n’auras plus besoin de te le redire pour fortifier ton courage. Et le voici : « De tout mon cœur, chérie, Anne-Marie, de tout mon cœur atroce et qui t’aime, je te souhaite d’être heureuse. Heureuse avec ou sans ma présence en toi. » Et si tu crois que je n’ai déjà plus le droit à l’intimité dans l’expression d’un tel vœu, je t’aime assez pour te dire simplement : « Soyez heureuse. »

RENAUD D.


Renaud Dangennes à Philippe Pageyran.


Paris, juin 1867.

Mon ami, je suis le plus malheureux des hommes. Je viens de perdre un unique amour. Je succomberais à vouloir porter seul le poids de cette catastrophe. Accorde-moi ton soutien, Philippe. Écoute-moi. Je ne te demande pas d’autre consolation que celle-là : écoute-moi. Laquelle te demanderais-je ? Et ne te froisse pas si j’ai attendu la minute affreuse pour te faire ma confidence. Ne me blâme pas non plus de manquer tout à coup, après l’avoir observée si longtemps, à la plus élémentaire discrétion envers une femme, une jeune fille qui m’a aimé et qui s’éloigne de moi pour devenir épouse. Un homme n’aime pas, s’il publie qu’il a été aimé. Mais ce n’est pas vrai ici. Je ne trahis pas mon respect envers elle en avouant à l’ami le plus cher l’amour le plus pur. Ne suis-je pas aussi certain de toi que de moi ? Ce secret sort-il de moi parce que je te le communique ? Et d’ailleurs, est-ce que je t’apprends quelque chose ? Ton silence ne me prouve-t-il pas que tu avais deviné ?

Viens me voir. Je te raconterai tout, nos commencements, le cœur délicieux d’Anne-Marie, la démarche de mon père qui est venu demander sa main pour moi, le désastre qui s’en est suivi, et comment M. et Mme Cibours marient incontinent leur fille à M. Dancy ou à M. Varages, j’ignore lequel, dont la fortune vaut la leur. Mais cela aussi, ne le savais-tu pas, et mieux que moi-même ?

Viens me voir, ne fût-ce que pour me guérir d’espérer encore je ne sais quoi : la grâce du condamné. Malgré mon geste qui précipite la solution, je ne puis croire que tout soit fini et perdu. Est-il sûr que je n’ai pas obéi à un calcul secret,