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qui tend les mains vers son rêve qui recule, et qui te voue une reconnaissance infinie, et qui ne réussit pas à comprimer sa révolte instinctive. Ne m’oublie pas, ne m’oublie pas. Et souffres-en, comme je souffre. Que mon amer souvenir soit ton seul bonheur ! Que l’Autre... Ah ! oui, songer que cet amour dont j’ai orné ton être, que cette sensibilité dont j’aurai été l’aurore, tu en réserveras l’épanouissement à un inconnu, au sortir même de mes bras, tes bras encore tout frissonnants et illusionnés par notre amour. Tu seras heureuse malgré toi, par moi, pour lui. Le peux-tu ? N’ai-je pas le droit de souhaiter que tu sois...

Malheureuse ? toi, malheureuse ? Je t’aime, Anne-Marie. Je t’aime. Pardonne-moi ce blasphème que te crie ma chair et que mon cœur renie. Je n’ai rien dit. Je t’aime. Sois heureuse. Je ne compte plus. J’ai refermé la porte sur toi. Sois heureuse. Et si je souffre, qu’importe, si tu souffres moins que moi. Entretiens nos souvenirs. Je répète le mot avec piété : nos souvenirs. Il n’est plus un blasphème. Ta vraie souffrance, ce ne seront point mes souvenirs, mais la privation de ma présence. Et cette privation sera peu à peu comblée par le bienfait d’une présence nouvelle, chaque jour moins étrangère, puis un jour toute régnante. Et tu te souviendras encore alors, mais sans plus souffrir de mon absence, dans le calme venu, de temps en temps, comme on se souvient de son enfance, avec un doux regret qui n’est même plus un désir.

Quant à moi, j’enchaîne ma vie entière à cette promesse : tu resteras mon seul amour, je n’aurai d’autre famille que ton souvenir. Je serai avec toi incessamment, où que tu ailles, quoi que tu fasses, sans qu’il me soit nécessaire de savoir où tu te trouves ni ce que tu fais. Je veillerai sur toi. Et quand toutes les lumières, épuisées, s’éteindront, je veillerai encore au sommet de la tour, sur le sommeil qui aura envahi ta mémoire.

Ne m’invoque pas le devoir humain. Ne me dis pas que je déserte. Ne me demande pas de me créer un foyer, parce que cela te consolerait. Mon foyer ne sera que la petite lampe perpétuelle allumée devant le tabernacle. Ce retranchement n’est pas une désertion. Une femme ne peut vivre seule utilement. Un homme le peut. Il se voue à des tâches qui l’excusent de n’être pas un citoyen utile selon le destin ordinaire. Je vaudrai