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six semaines ? Tu n’as pas vingt ans. Ne pouvais-tu attendre ? ne pouvais-tu obtenir que l’on respectât une certaine durée de deuil et de silence entre notre amour enseveli et ce froid devoir étranger ? ou craignais-tu qu’après ce délai, que nous aurions respecté, nous aussi, en ne nous voyant plus, les choses ne se fussent pas retrouvées dans leur première fraîcheur, — comme cela est faux ! — ou qu’elles se fussent trouvées encore incapables, par mon insuffisance, de réduire les objections de ta famille ? Crois-tu que je ne l’aurais pas mis à profit, ce délai de grâce, pour faire excuser la modestie de ma situation matérielle par la vertu déjà mieux reconnue de mon nom ?

Je me dis cela. C’est un sursaut vain, une folie de vaincu qui nie sa défaite. Et je te torture. Mais toi aussi, tu as dû penser cela un instant, puis laisser retomber les paupières sur la vision impossible. Alors, tu as cédé. Tu n’as cédé si tôt que pour souffrir moins longtemps, cédé en faisant « non, non, non » cédé, quand même...

Mais je veux oublier ce long débat qui nous a agités, sans que nous ne nous en soyons jamais fait part au milieu de nos baisers si doux. Nous avons eu raison de nous cacher ainsi l’un à l’autre. Nous nous sommes fait mutuellement le cadeau d’un sacrifice silencieux. Nous avons aidé notre bonheur à mourir bien. Tu m’aimais, et je t’aime, et tu m’aimes encore. Ah ! maintenant, pour l’adieu, laissons couler hors de nous ce sang longtemps retenu ! Il m’enivre, ce sang. Il exaspère, il brûle ma plaie. Il la rend presque sauvage. Et qu’il mêle en moi, ce sang, la colère à la tendresse, pardonne-moi, mon aimée, puisque je t’aime et que tu m’aimes.

« Je t’aime » et « tu m’aimes, » deux mots désormais dissemblables. L’un retentit dans une solitude close qui multiplie les échos. L’autre n’est déjà plus qu’un murmure évanoui dans une foule. Ils ne se rejoindront plus. Tes lèvres sont parties. Alors, je t’en supplie, ne m’oublie pas trop vite. C’est une offense que je t’adresse là ? Que m’importe ! Il m’est doux d’écrire cela, un peu lâchement : ne m’oublie pas trop vite. Tu es si jeune ! Quelques saisons. Je puis bien te le demander sans manquer à ce que je te dois, et que je ne te dois pas encore, pas avant la fin prochaine, hélas ! de cette lettre. Il y a tant de choses que je ne t’ai pas dites, qui t’appartiennent, qui me reviendront ce soir, qui m’étoufferont, bonnes, mauvaises. Il y a mon amour entier