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La salle du Théâtre Marie est presque vide ; une cinquantaine de personnes au plus ; il y a aussi beaucoup de manquants parmi les musiciens. Nous entendons ou plutôt nous subissons la première symphonie d’un jeune compositeur, Saminsky, œuvre inégale, assez puissante par endroits, mais dont tous les effets s’épuisent dans la recherche des dissonances audacieuses et la complication des formules harmoniques. Ces subtilités de technique m’eussent intéressé en d’autres temps : elles m’exaspèrent ce soir. Fort heureusement, le violoniste Enesco apparaît ensuite sur la scène. Après avoir parcouru d’un regard éploré la salle déserte, il s’approche des fauteuils que nous occupons à l’angle de l’orchestre, comme s’il allait jouer pour nous seuls. Jamais l’admirable virtuose, le digne émule des Ysaye et des Kreissler, n’a produit sur moi une plus vive impression par son jeu simple et large, capable des modulations les plus délicates et des plus fougueux emportements. Une fantaisie de Saint-Saëns, qu’il exécute pour finir, est prodigieuse de romantisme enfiévré. Nous nous retirons sur ce morceau.

La place du Théâtre Marie, si animée d’ordinaire, est morne ; ma voiture est seule à y stationner. Un piquet de gendarmes garde le pont de la Moïka ; des troupes sont massées devant la Prison de Lithuanie.

Frappée comme moi de ce spectacle, Mme du Halgouët me dit :

— Nous venons peut-être d’assister à la dernière soirée du régime.



Dimanche, 11 mars.

Cette nuit, jusqu’à cinq heures du matin, les ministres ont tenu conseil. Protopopow avait daigné se joindre à ses collègues ; il leur a exposé les mesures énergiques qu’il a prescrites pour maintenir l’ordre « à tout prix. » En conséquence, le général Khabalow, gouverneur militaire de Pétrograd, a fait placarder, ce matin, l’avis suivant :

Tout rassemblement est interdit. Je préviens la population que j’ai renouvelé aux troupes l’autorisation de se servir de leurs armes, sans s’arrêter devant quoi que ce soit, pour maintenir l’ordre.

En revenant, vers une heure, du ministère des Affaires étrangères, je rencontre un des coryphées du parti cadet, Basile Maklakow :