Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/52

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que tu saches tout ce que j’ai moi-même souffert pour en arriver à anticiper sur la date fatale.

Il y a huit jours, un hasard, suivi d’un second qui le confirmait, m’apprit ce que tu t’étais fait une loi de me dérober, et que tu aurais peut-être nié comme un faux bruit si je t’en avais parlé. Je t’ai rapporté les noms de M. Dancy et de M. Varages. Par leur double piste, ils pouvaient m’induire en un scepticisme confiant. Quand le malheur menace, est-ce qu’on doute de son annonce ? Mais s’il y avait confusion sur les noms, il n’y en avait plus sur la réalité prochaine de la cérémonie où tu paraîtrais aux yeux du monde comme fiancée, selon les vœux de tes parents.

Ah ! j’avais percé le sens juste de ton amour chaque jour plus passionnel Et j’ai assisté, muet, au suprême duel qui s’est livré en toi contre toi ces huit derniers jours. Suprême espoir qu’un prodige surviendrait à temps, pour décommander a jamais cette cérémonie des accordailles. Suprême espoir que l’on découvrit l’opiniâtreté de notre accord, à nous, et le but de tes courses secrètes. Suprême entêtement aussi de te garder auprès de moi jusqu’à la dernière minute permise, parce que tu considérais que tu le pouvais et que tu me le devais.

J’ai envisagé alors tous les possibles, même le danger attirant et funèbre de cette dernière minute, même la fuite avec toi. Sur le coup, tu aurais accepté. Je me suis tu. C’est par amour que je me suis tu. Fuir ? Ah ! mon aimée, nous ne vivons pas dans un roman. Tu m’aimes, parce que tu m’aimes, et aussi parce que tu m’estimes, parce que tu comptais être fière de moi un jour. Fuir ? Je renonçais par là à devenir cet homme qui te méritait. Ne pouvant plus développer ma valeur, je la perdais toute. Tu m’aimais moins, peu à peu, à cause de cette déchéance intellectuelle qui restituait à l’autre pauvreté sa puissance destructrice. Tu regrettais. Pas tout de suite. Mais tu regrettais. Et tu ne m’aimais plus, si je t’aimais encore.

Toi-même, pour avoir accepté les désirs de ta famille, fût-ce en pleurant et dans un murmure à moitié négatif encore, c’est que tu comprenais que toute fuite était impossible à notre amour. Sinon, aurais-tu cédé ? Ta conscience en ceci n’a pas été moins claire que la mienne. Mais pourquoi, mon Dieu ?...

Laisse-moi te dire cette chose affreuse, qui est un dernier rêve, et non pas un reproche : pourquoi as-tu cédé si vite, après