Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/49

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

précipiter cette lettre, tu ne pourras empêcher que ta mémoire à jamais n’aperçoive ce sourire, terminant et couronnant notre amour.

Car je te dis adieu. Tu ne viendras plus ici, ni nulle part où je serai. Ne m’abuse plus, ma bien-aimée. Nous sommes perdus l’un pour l’autre. Je le sais. Quelques semaines encore, quelques jours, et c’est toi qui te trouvais contrainte de m’en faire l’aveu. J’ai préféré t’épargner cette torture. Notre dernier baiser eût été trop déchirant. Il ne l’aura été que pour moi tout à l’heure. Et je m’assure ainsi le droit de t’écrire cette longue lettre. Le simple honneur me l’aurait-il permis, dès l’instant que tes lèvres auraient scellé le passé en me révélant ton nouvel état de fiancée avec M. Dancy ou M. Varages ?

Ne t’indigne pas que je sache. Je trace ces deux noms, je ne dis pas avec calme, du moins sans colère ni mépris pour les hommes qu’ils désignent. Ces messieurs sont à peine en cause. Et tu vois : je ne sais même pas au juste qui des deux est l’élu de ta famille. Il n’importe guère. Le vague renseignement a une précision symbolique. L’un ou l’autre, c’est le même verdict contre ce que je suis, le même triomphe d’un idéal qui est la négation de l’Idée.

Oh ! ce ne sont pas mes vingt-cinq ans qui me sont reprochés (M. Dancy et M. Varages sont-ils beaucoup plus âgés que moi ?) ni l’obscurité de mon nom, déjà tout aussi répandu dans un certain monde que ceux de MM. Varages et Dancy dans le monde. Tes parents m’ont même témoigné une sympathie singulière pour mes mœurs studieuses et mes premiers travaux. Mais ils me reprochent précisément cela qu’ils respectent en moi, de loin : le choix d’un état noble qui ne courra jamais les chemins de la fortune, et qui est incompatible avec l’état de leur fille. Ils disent : avec le bonheur de leur fille. Les deux expressions n’en font qu’une pour eux, sous le signe de la richesse. Ils pratiquent cette impérieuse morale de l’argent qui impressionne jusqu’aux plus rebelles. Tu haussais les épaules au moindre aveu de mon inquiétude. Tu me prétendais qu’ils t’adorent, qu’ils ne désiraient que ton bonheur, qu’ils ne forceraient jamais ton cœur ni ta liberté, qu’ils ont des opinions larges, modernes, et que je les méconnaissais. Et tu refoulais mes craintes sous tes baisers. Tu semblais si bien ne rien craindre, que j’ai glissé à l’espoir, et que, sur tes instances, mon