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de la Russie l’Ukraine, la Finlande et tous les peuples allogènes. Quelle folie ! Depuis le début de la guerre, je n’ai cessé de soutenir que notre but essentiel était de détacher la Russie de l’Entente, afin de former avec elle un bloc assez puissant pour tenir en respect l’Alliance franco-anglo-américaine. Cette poliique est plus actuelle que jamais. Au lieu de cela, qu’allons-nous diminuer la Russie et l’émietter en une poussière de petits Etats indépendants ? Cela nous fera une belle jambe !... » L’Allemagne s’est ravisée depuis, et elle parait suivre le conseil de Ballin. « On croit rêver quand on entend les gens parler de la guerre avec les Etats-Unis comme s’il s’agissait de la République de Saint-Marin ou du Monténégro. » C’était le triomphe de ce qu’il haïssait le plus au monde, l’esprit « vieille Prusse, » l’orgueil, l’ignorance, l’absurde dédain de l’adversaire. « On se croit dans une maison de fous, quand de tous côtés on vous parle de faire la guerre à la Hollande, au Danemark, à la Roumanie, à l’Amérique, comme d’une simple partie de plaisir. »

En septembre 1918, lorsque tout fut perdu, on l’appela enfin au Quartier-Général pour ouvrir les yeux à l’Empereur et le préparer à l’inévitable. Il en était à mille lieues. On lui avait fait prendre la retraite pour un succès ! On allait se retrancher dans les lignes Hindenburg, et là on aurait le temps de voir venir. Ballin ne put le détromper. Il réussit cependant à lui parler de paix, et ici encore je ne puis résister au plaisir amer de copier quelques lignes de son journal, qui font apprécier une fois de plus sa surprenante pénétration. « Je lui représentai qu’il fallait se mettre en rapports le plus tôt possible avec Wilson, qui ne poursuit pas de buts de conquête en Europe, et qui est un idéologue. Si les choses traînaient en longueur, il se formerait autour de lui un parti de la guerre, et alors, adieu la paix des idéologues. » C’était le 5 septembre. Deux mois plus tard, tout était fini, l’Empereur en fuite, l’Allemagne en déroule : tout croulait à la fois.

Les dernières lignes du journal, en date du 2 novembre, nous apprennent que Stinnes, avec le Centre et Scheidemann, suppliaient Ballin de se charger des négociations de paix. « J’ai répondu : je marcherai, mais je donnerais volontiers la place à n’importe qui. » Huit jours plus tard, le 9 novembre, éclatait la Révolution, et Ballin tombait mort. Il n’avait pu survivre à l’Empire et à son ouvrage. Le bruit de son suicide a couru.