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Chéri n’a pas un geste, pas une intonation qui ne soient parfaits. « Je lui ai fait hier, ajoute Eugène, la farce des bouquets dont je t’avais parlé ! — deux magnifiques bouquets, ma foil — C’est 20 francs que tu me dois, mon président. — Tu crois peut-être qu’elle s’en est aperçue, quand elle les a reçus ? Ah ! bien, ouiche ! Elle est bien trop à son affaire pour cela. Mais, le rideau tombé, elle a vu et senti, et quand on l’a rappelée, elle nous a fait la gracieuseté de reparaître avec ses fleurs. J’ai vu que ça lui avait fait plaisir. Trouves-tu que j’ai bien fait ?... » Et il engage son frère à écrire à tout le monde pour exprimer sa gratitude. Octave écrit dans le sévère hôtel de la rue Torteron, tandis que c’est lui qui hume sur place le parfum de la gloire. Au fond, il n’est pas fâché de jouer ce rôle d’intermédiaire. Il goûte les réalités du triomphe et je le soupçonne de fréquenter avec plaisir l’orchestre et surtout les coulisses. Après quoi, il dresse le bilan de ses comptes : les droits d’auteur montent, mais il a donné 80 francs au chef de claque qui a paru bouleversé de cette munificence et 10 francs au souffleur qui s’en est réjoui dans son trou. Il y a bien encore le portier pour lequel il lui reste 8 francs 50 : peut-être ira-t-il jusqu’à 10 francs. Enfin n’oublions pas les 20 francs de bouquets.

La lettre suivante, datée du 16 mars (1854), — cinq jours plus tard, — est adressée à sa « gentille sœur » Valérie et la charge d’annoncer à Octave une bonne nouvelle : « On a fait salle comble hier soir au Gymnase. On a dû refuser du monde, et j’ai vu ressortir de bien belles dames qui avaient cherché un petit trou où se fourrer. C’est surtout le beau monde qui vient. On se croirait presque aux Italiens. » Le succès fait donc boule de neige. Et quand il entend tous les éloges qui s’adressent à son frère, il dit complaisamment : « cela semblait un concert à mon bénéfice. » Ma parole, il s’intéresse plus à la vie d’Octave qu’à sa propre vie dont il paraît fort détaché, car il ne donne sur lui-même aucun détail.


HENRY BORDEAUX.