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mesure, en surprenait le fort et le faible. Il n’était encore qu’un employé à 10 000 marks par an. Cependant, à vingt-neuf ans, en 1886, lorsqu’une Compagnie allemande de Hambourg, la Hamburg-America Packetfahrt, absorba la Compagnie Morris, et en même temps le jeune Ballin, celui-ci avait déjà une somme d’expérience, une pratique des hommes et des choses, un ensemble d’idées enfin, qui devaient faire de lui le plus précieux des auxiliaires, et bientôt le chef désigné de toute l’entreprise.

La Packctfahrt était une société déjà vieille d’une quarantaine d’années, mais demeurée jusqu’alors une ligne de quatrième ordre. Elle était conduite avec moins de prudence que de timidité. L’une des dernières parmi les Compagnies transatlantiques, elle avait renoncé à la navigation à voiles. Elle ne renouvelait plus un matériel déjà vieilli et démodé. En moins de quinze ans, tout changea. Ballin, dans cet intervalle, avait fait de la Packetfahrt une Compagnie de premier rang. A la fin de 1913, la situation était la suivante : au lieu de 22 navires, la flotte en comptait 172, le tonnage avait passé de 60 000 tonnes à un total de plus de quinze cent mille. Le capital, accru de 15 à 157 millions de marks, avait plus que décuplé. La Compagnie desservait un réseau de cinquante-neuf lignes sur les diverses mers du globe. Elle avait construit ou acheté 269 vaisseaux, soit une moyenne de dix par an, elle en avait revendu cent. Dès l’année 1902, elle se trouvait en mesure de négocier le rachat de la Compagnie Cunard. L’affaire n’échoua que par le veto d’Edouard VII.

Bien entendu, il serait absurde de rapporter ce prodigieux bilan au mérite d’un seul homme. Ballin utilisa merveilleusement les circonstances. Le moment où il arriva aux affaires coïncida avec celui d’un extraordinaire développement industriel, dont on sait que l’Allemagne obtint une large part, grâce à la découverte de la minette lorraine. Partout s’étendait le règne du fer : le monde s’équipait à la moderne. D’immenses entreprises de voies ferrées, la construction du Great Trunk et du Canadian Pacific, celle du Transsibérien, des chemins de fer de Chine, de la ligne des Andes, exigeaient la production de prodigieuses masses de fer, des flottes gigantesques pour transporter ces masses. L’Allemagne, qui n’émigrait plus, ayant assez d’ouvrage pour occuper chez elle ses soixante millions d’hommes,