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vous entrainer... où ? très loin ? très près ? ailleurs, en tout cas ! Ailleurs... Ailleurs... Et pourtant, votre visage, votre silhouette, votre attitude, votre esprit et votre âme, eux aussi, noirs, blancs et gris, tout en vous sait déjà que ce n’est pas la peine et que, ailleurs, ce ne sera pas mieux qu’ici ou là ; que « cela » n’est mieux nulle part.

Aussi, voyagez-vous avec de nombreux bagages. N’oubliez-vous rien ? Vous avez bien, n’est-ce pas, votre sac à malices, votre valise bourrée d’illusions, votre mallette remplie jusqu’au bord de plaisirs imaginaires et votre panier de rêves ? Oui ? — Oui. Tout est là — Donc, partez. Si vous pouvez, jetez par-dessus bord vos vieilles désespérances, et vous ferez un gentil voyage ; qui sait ?

En tout cas, je vous souhaite de rencontrer, sur une rive quelconque, ce ravissant jeune homme en manteau violet. Il est du temps passé, mais cela n’a pas d’importance et rendra même votre réunion plus piquante. Il vient sans doute de repousser du pied sa gondole. Il tient son masque à la main ; son visage est printanier et son corps élégant sied à son manteau couleur de jacinthe ; son port est avenant, sa taille souple, sa jambe bien faite, son teint frais. Tâchez de le rencontrer, madame, sur cette rive d’autrefois, à cet instant précis où il est sincèrement lui-même, ayant repoussé du pied la vieille gondole noire pleine de principes séculaires, ayant dépouillé ses faux airs, ses naissantes vanités, ses petits prestiges et ses grands mensonges, avec son masque à la main...


Ce dessin : cette effrayante et romanesque locomotive, est-ce celle que fit parler Kipling ou celle qui délivra de son noir amour Anna Karénine ? Machine vivante où l’esprit d’un démon semble haleter, dans le souffle d’un animal asservi mais redoutable, elle m’hallucine. N’est-ce pas elle aussi qui peut nous conduire à Venise ?

Car voici des Venise, d’une sorcellerie véridique et cruelle, alors qu’on l’aime et qu’on en est si loin !... L’attente de la gondole... Un palais rouge... Une eau verte où se reflètent les pali rayés... Et la voilà tout entière, magiquement évoquée, l’inoubliable !

Voici des jardins multicolores ; des personnages de théâtre