Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 9.djvu/366

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éteintes dont la lumière survit encore dans notre regard. L’auteur des Choses voient et des Solitudes ne l’ignore pas. Mais, s’il ne se cachait pas de son travail d’écrivain, il en défendait jalousement l’intimité, et il ne parlait jamais de ce qui était pour lui plus que ses fourmis pour M. Lethois et plus que sa Sainte pour l’abbé Taffin. Combien de gens autour de lui savaient-ils qu’il écrivait des romans et pouvaient-ils soupçonner que ce directeur toujours exact, admirablement informé, homme d’initiative et de décision, qui semblait appartenir tout entier à sa charge, se réfugiait deux ou trois heures par jour dans un monde imaginaire où des âmes se torturaient ?

Il ne nous serait pas plus difficile peut-être de deviner dans l’Ascension de M. Baslèvre, venant après le dur livre des Solitudes, l’influence d’un changement de vie et comme une rayonnante diffusion de tendresse ; et nul ne s’étonnerait que l’Appel de la Route eût été tout d’abord entendu dans l’atmosphère d’une grande douleur. Mais qu’il nous suffise d’y sentir la vérité d’une âme qui se dérobe derrière les ardeurs nettes et tristes de son imagination. Une seule fois elle a rejeté tout voile ; elle a parlé pour elle-même ; et je ne sais rien de plus pathétique que la dédicace des Choses voient à une mère qui, jusqu’au moment de la séparation suprême, avait partagé toute sa vie : « ...Si tu as cessé d’être visible, ce n’est pas que tu sois partie, c’est que je suis aveugle... »


En revanche, son œuvre est l’histoire de son esprit. Ses romans s’enchaînent suivant une logique qu’il n’avait certes pas prévue. S’il ne sait jamais absolument où ses personnages le mèneront, il sait encore bien moins à quelle œuvre prochaine il abordera. Son roman fini, M. Estaunié se juge également fini et devient l’homme le plus malheureux du monde. Il se désintéresse de ces êtres qui lui ont dû la vie et les met à la porte en leur souhaitant bon voyage. Mais ils ne s’éloignent pas aussi facilement qu’il les a congédiés ; et, quand il croit tenir un nouveau sujet, il s’aperçoit tout à coup qu’ils sont rentrés à son insu et que ce sont eux qui le lui ont glissé sous la main., Comme il le dit plaisamment, il lui faut des mois pour se désintoxiquer du roman qu’il a fait. Il y parvient, mais alors qu’il recherche la variété et croit n’obéir qu’à son perpétuel désir de