instinct de destruction couve au fond de ces âmes douces et compatissantes. Tolstoï écrit : « Quand j’o me souviens de mon adolescence et de l’état d’esprit où je me trouvais alors, je comprends très bien les crimes les plus atroces commis sans but, sans désir de nuire, comme cela, par curiosité, par besoin inconscient d’action... » Et ce même Tolstoï termine sa vie par ce cri récemment rappelé : « Tout ce qui existe est déraisonnable. » Une bonne part de la Russie intellectuelle aurait souscrit à ces axiomes. Quoi d’étonnant si de tels cris ont eu un énorme retentissement dans les âmes populaires, puisqu’elles les eussent proférés d’elles-mêmes ?
Nommons, d’après les contemplateurs de la vie russe, ce plasma où la crise du soviétisme va naître : c’est l’otchaianié. Le mot est intraduisible. « Si vous consultez le dictionnaire, écrit E.-M. de Vogué, il vous donnera comme équivalent notre mot désespoir. En réalité, pour traduire ce terme, il faudrait fondre ensemble les parties de vingt autres : désespoir, fatalisme, sauvagerie, ascétisme, que sais-je encore ? » Allons jusqu’au fond : dans ce désespoir il y a une folie, un mysticisme pessimiste, avec une volonté d’action, un entrain triste et fou, « l’entrain du conscrit ivre qui part en chantant, avec des larmes au fond des paupières. »
Voilà ce que nous trouvons quand nous approchons du tuf ; et encore ne faut-il pas oublier que cet entrain se déverse le plus souvent en un flot de paroles, abondantes, intarissables, sonores, étourdissantes. Un type littéraire, le Roudine de Tourguéniew, ce phraseur qui parle, qui s’écoute parler, qui s’admire, s’élance et tombe sur le nez, vient de se révéler à l’aube de la Révolution, c’est Kerensky. Or, un tel badaud-bavard, qui ne se retrouverait pas ailleurs, foisonne en Russie : il s’amasse, inconscient, au coin des rues, et forme ces groupes vaguants où pèchent le recrutement et la propagande des soviets.
D’où vient celle flottante malaria, comme on l’a appelée ?
La Russie est une chose unique au monde. Dostoïewsky dit : « La Russie est un jeu de la nature. »
C’est vrai.
La Russie est un pays immense et une terre inorganisée ; elle est. à la fois, Asie et Europe ; elle subit un climat extraordinaire ;