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poussé à l’outrance du grand mouvement que Saint-Simon a déchaîné comme corollaire de l’industrialisme et qu’il donne comme une suite de la Révolution française ; l’avènement des soviets serait un acte sanglant de la Lutte des classes ; et ce gouvernement ne serait lui-même que la tyrannie d’un travaillisme exaspéré : opinion qui, artificieusement répandue, a beaucoup contribué à son succès. Lénine dit avec emphase : « Nous avons avec nous le prolétariat du monde entier. » Quelques mécontents, dans un coin de faubourg, se groupent et s’intitulent soviets ; s’ils tournent les yeux vers Moscou, Moscou les inscrit sur ses listes et, avec eux, le pays auquel ils appartiennent, et aussitôt Lénine réclame « comme gage » à leur gouvernement « Marty et Badina. »

En fait, cette extension du cas des soviets, cette analogie qu’on prétend établir avec d’autres phénomènes révolutionnaires est forcée et adultérée. Le soviétisme, tel qu’il règne, est un phénomène spécialement russe : voilà ce qu’il importe de dégager clairement.


Le soviétisme est, incontestablement, fils du nihilisme, et le nihilisme est une affection spéciale à la Russie, non pas seulement à la classe ouvrière, mais à toutes les classes : c’est une diathèse russe. Tourguéniew, qui a jeté le mot dans la circulation, donne du « nihiliste » une idée encore embryonnaire dans son portrait de Bazaroff. Bazaroff est un ambitieux, un amoral, beau parleur et dupe de lui-même, finalement un raté ; nihiliste en cela que, malgré ses dons naturels, il n’est capable de rien, bon à rien.

Le mot a changé de sons depuis. Déjà, E.-M. de Vogüé disait en 1883 : « Quand les fils de Bazaroff feront de la « propagande par le fait, » ils paraitront en tout semblables à nos révolutionnaires d’Occident ; niais regardez de près, vous trouverez la nuance entre l’animal sauvage et l’animal apprivoisé... Le nihiliste russe est un loup et l’on sait quo la rage du loup est plus dangereuse. » Nous voilà donc en pleine Russie : la fureur du nihiliste n’est pas fureur de « civilisé. »

Précisons encore : nihiliste vient du latin, nihil, rien. Philosophiquement et historiquement, il faudrait remonter sans doute à la vieille formule asiatique, nirvana : « Tout ce qui est, est mauvais ! » Donc, tout ce qui est, est bon à détruire. Un