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porterait, si le bruit que l’on fait courir de la grossesse de Rose Chéri venait à prendre des dimensions non équivoques au moment où il s’agirait de monter la pièce... »

Voilà Saint-Lô au courant des espérances de Rose Chéri ! Et pour préparer l’avenir, il expédie Octave chez Camille Doucet, chef du bureau des théâtres au ministère d’État, avec la Crise sous le bras, afin de ménager à son frère l’accès de la Comédie-Française où il pressent bien que sa place est marquée. Avec un machiavélisme incroyable, il s’arrange pour que le Gymnase sache que la Comédie-Française souhaiterait de jouer la Crise, et du coup le Gymnase s’engage à la monter dans un délai rapproché.

Octave et sa femme sont arrivés à Paris au mois de septembre (1853). Ils n’y attendent pas la répétition générale, cependant imminente, de le Pour et le Contre. Quel étrange auteur dramatique qui s’en va se terrer à Saint-Lô pendant qu’on le répète et le joue ! Mais qu’a-t-il besoin d’être là puisque son double reste sur place ? Ce double a bien failli le suivre en province. Eugène, en effet, et Paul Bocage ont accompagné le jeune ménage jusqu’à Mantes-la-Jolie. On ne pouvait se séparer. Enfin on se sépara sur un petit verre de rhum dont Eugène vante la recette à son frère pour lui dégager la tête qu’il a trop portée à se faire du souci. Ces souvenirs remplissent la première lettre qu’il adresse à Octave après son départ : « Depuis six semaines j’étais en famille, mon cher Octave. Vous voilà partis ! malgré mes amis, malgré mon activité, c’est bien grand et bien vide autour de moi... » Et revenant sur la séparation de Mantes, il raconte à son frère comment il a passé la soirée avec Paul Bocage à écouter vibrer sous le vent, comme des harpes éoliennes, les poteaux télégraphiques :


« Après vous avoir quittés, nous sommes allés, Paul et moi, nous promener sur la route au clair de la lune. Tu te rappelles le temps qu’il faisait. Cela a bien changé depuis ! C’était une vraie nuit de poète. Toi qui l’es, j’aurais voulu que tu fusses encore avec nous, quand tout à coup, au milieu de ce grand silence dont on jouit si bien quand on vient de quitter Paris, nous avons entendu, arrivant, nous ne savions d’où, une musique étrange, mais douce et harmonieuse au possible. Elle semblait apportée de bien loin, par la brise et se mêlait à ses