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soin et une conscience artistiques rares en ces temps de productions hâtives et mal venues. » Mais, avant de complimenter ainsi les Goncourt, le jeune Zola déclare cette Germinie « excessive et fiévreuse. » Et, de sa part, c’est un éloge ; il en avertit le lecteur . il confesse qu’il a le goût « dépravé, » qu’il aime « les ragoûts littéraires fortement épicés. » Peut-être sera-t-on de l’avis de Monselet, gourmand judicieux, s’il trouve trop fortement épicé le ragoût dont le jeune Zola fit ses délices.

Les Goncourt, amateurs d’art et historiens de l’art le plus élégant, sont la délicatesse même : toute délicatesse les abandonne, dès qu’ils écrivent Germinie Lacerteux. La drôle d’aventure !

Ou plutôt, ils mettent leur délicatesse, pour ainsi dire, au supplice. Je ne crois pas qu’ils aient aucun plaisir à écrire cette sale histoire. Ça les dégoûte. On lit, dans leur Journal, 30 mai 1864 : « Il est bien étrange que ce soit nous, nous entourés de tout le joli du XVIIIe siècle, qui nous livrions aux plus sévères, aux plus dures, aux plus répugnantes études du peuple et que ce soit encore nous, chez qui la femme a si peu d’entrée, qui fassions de la femme moderne, la psychologie la plus sérieuse, la plus creusée. » Ils reconnaissent que ces études leur sont « répugnantes. » Quelques années après la mort de Jules de Goncourt, le survivant prépare la Fille Elisa ; et, le 22 août 1875, il note : « Aujourd’hui, je vais à la recherche du document humain, aux alentours de l’École militaire. On ne saura jamais notre timidité naturelle, notre malaise au milieu de la plèbe, notre horreur de la canaille, et combien le vilain et laid document, avec lequel nous avons construit nos livres, nous a coûté. Le métier d’agent de police consciencieux du roman populaire est bien le plus abominable métier que puisse faire un homme d’essence aristocratique... » Restez donc chez vous, noble Edmond de Goncourt ; et, parmi « le joli du XVIIIe siècle, » imaginez une gracieuse anecdote, fût-elle un peu libertine et que votre cher Frago eût approuvée !... Pas du tout : et l’auteur de la Fille Elisa, courageux, cherche aux alentours de l’École militaire le document humain qui le dispense de se croire aucunement futile. Peu à peu, la besogne le divertit : « L’attirant de ce monde neuf, qui a quelque chose de la séduction d’une terre non explorée, pour un voyageur, puis la tension des sens, la multiplicité des observations et des remarques, l’effort de la mémoire, le jeu des perceptions, le travail hâtif et courant d’un cerveau qui moucharde la vérité, grisent le sang-froid de l’observateur et lui font oublier, dans une sorte de fièvre, les duretés et les dégoûts