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seules tragédies la littérature de ce temps, et pendant la Renaissance, et pendant le Moyen Age. Le véritable maître des Goncourt, auteurs de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa, était un homme de l’ancien régime, Restif de la Bretonne. Est-ce que les Goncourt ne s’en doutaient pas ? Le 17 septembre 1888, Edmond de Goncourt déjeune avec Alphonse Daudet. La causerie les mène à « l’étude d’après nature des êtres et des choses de notre vieux territoire, » étude qu’avaient entreprise au XVIIIe siècle, dit Goncourt, les Restif de la Bretonne, les Jean-Jacques Rousseau, les Diderot ; puis une littérature « rapportée des pays exotiques par Bernardin de Saint Pierre, par Chateaubriand, et ne correspondant pas au tempérament français, » dit Goncourt, survint et enraya l’entreprise de Diderot, de Jean-Jacques et de Restif... C’est de Restif que dérivent les auteurs de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa. Seulement Restif, dans son ignominie, a une espèce de génie très amusant : ridicule, abominable, une espèce de génie cependant. Il a ses toquades. Les Goncourt n’ont pas de génie, mais une application persévérante et une assiduité bientôt ennuyeuse. Ils ont une morne sagesse et, jusque dans l’erreur, une allure un peu compassée. Ah ! que Restif est un autre homme, un fol et admirablement comique !...

Les Goncourt ne plaisantent pas et ne veulent pas être plaisants. Les Goncourt sont terriblement occupés de leurs droits et de leurs devoirs ; et voilà ce qui les engonce. Leurs droits : tout raconter, ce qui est laid, ce qui est sale et ce qui est fastidieux. Leurs devoirs : identiques à leurs droits. Et ils ont l’arrogance de gens qui, en réclamant leurs droits, revendiquent la liberté d’accomplir leurs devoirs.

Au mois d’octobre 1864, les Goncourt lisent à l’éditeur Charpentier quelques chapitres de Germinie Lacerteux : « A l’endroit où Germinie raconte qu’en arrivant à Paris elle était couverte de poux, Charpentier nous dit qu’il faudra mettre « de vermine » pour le public. Au diable ce public auquel il faut cacher le vrai et le cru de tout ! Quelle petite maîtresse est-il donc, et quel droit a-t-il à ce que le roman lui mente toujours, lui voile éternellement tout le laid de la vie ? » Et les Goncourt ont laissé, malgré la remontrance de l’éditeur : « En arrivant, j’étais couverte de poux. » C’était leur droit, c’était leur devoir ! ils n’ont pas flanché ; ils sont joliment fiers de ne cacher, de ne voiler ni « le vrai », ni « le cru », ni « le laid » de la vie. La vermine les eût déshonorés : le pou est brave.

Ils croient sincèrement que leur honneur d’écrivains est engagé dans la querelle du pou et de la vermine, et qu’ils seraient pusillanimes