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J’ai sous les yeux une miniature qui le représente avec de superbes cheveux bouclés, une barbe fine, des yeux rêveurs et spirituels ensemble, le nez bien dessiné. Un portrait d’Octave, à peu près de la même époque, nous montre un jeune homme non moins élégant, mais plus mince, plus frêle, plus délicat : le front lumineux est pourtant plus beau. Eugène, je l’ai dit, avait en partage toute sorte de dons, mais c’étaient de ces dons qui font le succès dans le monde, dons de virtuose, de charmeur, d’improvisateur, non point dons de créateur. Il avait par surcroît, — ce qui est plus rare, — un sens exact des proportions, un clair et judicieux bon sens. Il eut la sagesse de reconnaître que le grand homme futur, c’était son cadet. Et lui, si brillant, si bien doué, si fêté, lui l’aîné, se mit carrément au second rang, accepta de servir la renommée, puis la gloire d’Octave, de la frotter chaque matin, de la faire reluire, de l’imposer à Paris toute resplendissante.

Je ne sais s’il y a beaucoup d’exemples d’un tel dévouement, d’une telle amitié fraternelle. Sur l’intelligence et la finesse d’Eugène, sur sa valeur littéraire même, les lettres auxquelles je ferai des emprunts ne laissent aucun doute. Or il s’oublie totalement lui-même. Jamais le moindre retour en arrière. Bien plus, il ne se contente pas de remplacer à Paris son frère absent. A distance, il l’excite, il l’exalte ou il le console, et sans cesse il lui redonne cette confiance en soi qu’Octave perdait si aisément. Il ne s’adresse pas qu’à lui, il secoue toute la maisonnée de la rue Torteron pour qu’elle entoure et acclame le héros de la famille, il écrit à Valérie qu’il tutoie pour qu’elle rassure et tranquillise Octave. Il fait le cercle de famille autour d’Octave et, quand les nerfs de celui-ci leur jouent des tours, il est le premier à les excuser, afin qu’il n’y ait jamais entre eux de malentendus. En vérité. Octave Feuillet eut là une perfection de frère aîné.

Bellah commence à la Revue le 1er mars 1850. Octave n’a pas reçu le numéro et se lamente. Eugène le conjure de ne pas se faire de mauvais sang sans motifs réels et le complimente de cette première partie qu’il déclare superbe. Sans cesse il remonte le moral de la vieille maison de Saint-Lô : « Quant à mes lettres, écrit-il à Valérie, à moi qui suis seul, je vous prie de les considérer toujours comme vous étant adressées à tous, quel que soit celui dont elle porte le nom. Peu d’instants se passent sans que je songe à vous, mais, quand je vous écris, vous