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avec quel dévouement et quel prodigieux savoir-faire ! On sait que dans la collaboration Erckmann-Chatrian, Erckmann faisait les romans et les pièces et Chatrian les commissions. Chatrian plaçait les manuscrits, visitait les directeurs de revues et les directeurs de théâtres, choisissait les acteurs, dirigeait les répétitions, organisait la claque, secouait la presse et touchait les fonds, qu’il partageait. Il y a ainsi toute une série d’ouvrages d’Octave Feuillet, le Pour et le Contre, la Crise, Péril en la demeure, le Village, Dalila, qui pourraient à ce compte être signés : Octave et Eugène Feuillet. Car Eugène en fut l’imprésario, le metteur en scène, l’agent de propagande, et le caissier. Mais il ne retenait rien pour lui-même, sauf ses frais dont il tenait un compte exact et minutieux qu’il faisait approuver à Octave. Et il mettait au courant le reclus de la rue Torteron de toutes ses démarches, de tous ses faits et gestes. Il le mettait au courant par le moyen d’une correspondance qui fourmille de détails pittoresques et plaisants. Cette correspondance, que je vais dépouiller, va nous permettre d’assister à toute une série de représentations, d’y assister, mais des coulisses mêmes, et de connaître par le menu les premiers véritables succès dramatiques d’Octave Feuillet.

Eugène avait donc deux ans de plus qu’Octave. Avant le retour de celui-ci à Saint-Lô, les deux frères ne s’étaient jamais quittés : ils avaient suivi les mêmes cours, soit au collège communal des Beaux-Regards, soit à Louis-le-Grand, et ils avaient partagé la même vie de demi-bohême avec Paul Bocage, le peintre Philippoteaux et la jeunesse dorée de ce temps. Pendant leurs vacances à Saint-Lô, ils se promenaient ensemble dans les chemins creux des coteaux normands ou sur les bords de la Vire, Enfin, ils étaient encore unis dans une même affection profonde pour leur père, dont ils connaissaient la haute valeur et que le mal physique terrassait. Quand Octave accepta de rentrer au pays natal par dévouement filial, Eugène lui fit la promesse que sa carrière n’en souffrirait pas. Nous verrons comme il tint parole.

Non seulement il était l’aîné, mais il avait en partage une santé plus vigoureuse, un caractère mieux équilibré. Le cadet était impressionnable et sensible et le fut toujours. Le grand frère le rassurait, le protégeait. Cet Eugène était un beau garçon très élégant, aux manières aimables, d’une rare délicatesse.