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rêves républicains démentis et bafoués par ce retour à la tyrannie. Il s’exaspérait de voir ses compatriotes passer en foule le détroit pour venir saluer le nouveau despote. Il comparait le Calais de 1802 avec celui de 1790, la pompe officielle et sans joie véritable de la fête présente avec le délire de franche allégresse de la Fédération. Ces mots de « bonjour, citoyen » qui avaient alors fait battre son cœur et qui lui avaient paru le son même de la fraternité, il les entendait bien encore çà et là, mais c’était maintenant « un son creux qu’on eût dit répété par un mort. »

Ainsi songeant, il écoutait d’une oreille distraite et déjà presque étrangère les longs récits que lui faisait Annette de la politique du Blésois, de ces conspirations où elle s’était jetée avec tant d’ardeur, mais où ni les noms ni les détails ne disaient rien au poète. Que lui importait d’ailleurs à cette date la cause royale et catholique ? Il faudra douze ans d’une nouvelle et formidable guerre pour lui faire souhaiter le rétablissement des Bourbons. Les arguments et les explications d’Annette juraient avec ses propres idées. Il n’était pas sans admirer la vaillance de la fidèle monarchiste, sans être touché de ses dangers et de ses malheurs, mais des pratiques et des mœurs par lui réprouvées apparaissaient çà et là au cours des narrations d’Annette, quelque réserve qu’elle sût garder dans l’épanchement impétueux de ses souvenirs.

Comme il la sentait éloignée de tout ce qui faisait maintenant sa vie, non seulement de la nature, mais aussi de la poésie telle qu’il la comprenait et la cultivait ! Il y avait entre eux le mur des langues ; jamais elle ne pourrait jouir des vers qu’il avait écrits, ni de ceux qu’il écrirait encore ; jamais elle n’en goûterait la cadence et la beauté ; à peine, s’il les lui traduisait, saisirait-elle quelques-unes des idées dont il s’était inspiré, et ces idées, tout étranges et subtiles, risquaient de la laisser plus déconcertée que ravie. Sa fille même ignorait l’anglais et il désespérait de jamais faire d’elle, intellectuellement et poétiquement, son enfant. D’ailleurs, dans le long intervalle écoulé depuis 1792, il avait perdu la souplesse et l’agilité de son français. C’était pour lui un effort pénible de le parler ; les mots se dérobaient et les accents.

Pour combattre ces impressions désenchantées, il eût fallu que revécût l’ancien attrait, que se rallumât la cendre de la