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Certes, rien dans cette pieuse effusion, toute pleine d’évocations dévotes ou bibliques, qui trahisse la présence d’une fille naturelle du poète. Aussi beaucoup y ont-ils vu une apostrophe à sa sœur Dorothée, sans prendre garde que celle-ci était de toutes les femmes la plus sensible aux beautés de la nature. Pour nous, mieux renseignés, cette bénédiction presque sacerdotale offre un exemple saisissant de la manière dont Wordsworth est apte à solenniser les passages les plus profanes de son existence. Elle irritera peut-être, ou égayera, ceux qui n’ont pas le goût de la solennité en soi, détachée des réalités. Il y a une surprenante puissance d’oubli des contingences, une absence rare de componction chez ce père, fragile pécheur, qui se transfigure en suprême pontife.

Mais les mots du sonnet qui importent surtout pour nous sont ceux de « non touchée de pensée solennelle » (untouched by solemn thought), qui donnent la clef du désaccord imaginatif entre les Wordsworth et non seulement Caroline, mais aussi, et plus encore peut-être, Annette. Certes, Caroline était une enfant de dix ans, joueuse et rieuse, plus prête à gambader sur la jetée de Calais qu’à contempler avec une auguste émotion la splendeur du couchant sur les flots. Tout ce que nous entrevoyons d’elle nous la fait apparaître vive et enjouée. Ce n’est pas pure question d’âge. Elle était sociable plus que contemplative. Annette comme sa fille était peu capable d’extases prolongées devant la nature. Sa pensée revenait vite aux soins qui avaient absorbé sa vie, à sa famille et à ses amis de Blois, à ces intrigues politiques que, pour revoir le poète, elle avait laissées en suspens.

William et elle ne se sentaient plus guère à l’unisson que quand leur conversation tombait sur ce Bonaparte qu’ils détestaient également. Encore était-ce pour des raisons diamétralement opposées. Annette haïssait en lui l’homme du 13 vendémiaire qui avait ruiné les espérances des royalistes, le premier Consul aussi qui aurait pu user de son pouvoir absolu pour restaurer les Bourbons, mais qui l’employait à étouffer la chouannerie et à préparer l’avènement de sa propre dynastie. Justement pendant ce mois d’août, le 15, c’était la fête de son anniversaire de naissance et la proclamation du Consulat à vie. Sources de tristesse et d’indignation communes pour les deux amants de naguère. Mais celles de Wordsworth venaient de ses