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affection d’Annette et de son enfant. Mais ce qu’il ne pouvait empêcher, c’est son imagination de se déprendre d’elle, comme d’un être étranger à sa vraie vie profonde. Elle lui apparaissait de plus en plus comme un accident, une surprise, dans le cours de son existence. Dès 1799, il l’avait répudiée poétiquement, lui avait, dans le secret de son passé, découvert une rivale préférée. Il l’avait sacrifiée à la mémoire de Lucy.

Les poèmes à Lucy, qui sont parmi les plus purs joyaux de la poésie wordsworthienne, ont été écrits pendant un séjour qu’il fît à Goslar, en Allemagne, avec Dorothée. Si on les rapproche de l’aventure d’Annette, ils prennent un sens neuf et peut-être plus profond.

Sans doute elle nous demeure énigmatique, cette jeune Lucy que le poète allait à cheval visiter dans sa chaumière, à la clarté de la lune. Souvenir d’un amour d’adolescence qu’il convient de placer avant celui d’Annette. C’est en effet à cette date de 1799 que la pensée de Wordsworth se reporte dans le lointain de sa vie, se retourne vers ses montagnes natales pour y puiser une force et une foi nouvelles. On peut s’imaginer Lucy aimée par l’écolier de Hawkshead vers la fin de son temps de pension ou par l’étudiant de Cambridge au cours d’une de ses vacances. Ce qu’il nous faut considérer ici, c’est que Wordsworth lui envoie dans la tombe où elle est depuis longtemps enfermée l’assurance que c’est elle qu’il avait eu raison d’aimer, elle dont l’amour était descendu le plus profondément dans son cœur.

Elle avait pour cela deux titres contre lesquels rien ne lui parait plus prévaloir. C’était une fille des montagnes ; elle vivait dans des lieux solitaires et charmants. La Nature s’était promis de la façonner elle-même, de faire d’elle une dame selon son cœur (a lady of her own). Son charme serait comme le reflet des beautés du ciel, des nuages, des sources et des forêts :


Elle aura le parfum qui s’exhale des bois.
Le doux parfum des fleurs sans pensée et sans voix,
Elle aura leur joyeux silence,

La souplesse du saule incliné par les vents,
La lente majesté des nuages mouvants
Modèleront son attitude ;
Et même à voir l’orage au vol épouvanté
Tout son flexible corps prendra de la beauté
La mystérieuse habitude.