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Feuillet. D’une ancienne famille de Normandie, il avait perdu sa mère à dix ans et en avait ressenti, si prématurément, un tel chagrin qu’il en avait failli mourir. Son père, avocat, puis secrétaire général de la préfecture de la Manche, était un homme fort distingué, ami de Guizot, rallié dès la preniière heure au Gouvernement de Juillet par son esprit libéral, et qui semblait appelé aux plus hautes ambitions politiques, mais aigri par son veuvage et par une maladie cruelle, — la goutte, — qui le tenaillait et le clouait au lit. Mme Octave Feuillet, dans ses souvenirs, le peint ainsi dans l’hôtel de la rue Torteron qu’il habitait à Saint-Lô. « M. Jacques Feuillet avait été un des esprits les plus brillants de son époque. Tous ceux qui l’avaient connu ne savaient oublier sa belle intelligence, sa dignité, son honneur sans tache : mais ils se souvenaient aussi de sa sévérité, de cette autorité un peu tyrannique avec laquelle il avait toujours traité ses amis et ses enfants. Il vivait avec un frère, ancien militaire ayant fait les guerres de l’Empire, dans un hôtel de la ville basse. L’hôtel était situé entre cour et jardin. Au pied de ses murailles passait un large ruisseau où les rats défilaient en procession vers le soir. Le jardin qui s’élevait en amphithéâtre avait de grands arbres éplorés, des sentiers raides, des escaliers moussus par lesquels on arrivait à une longue allée de charmilles d’où l’on apercevait la haute ville et les flèches de la cathédrale. Sur un tertre plein de verdure, dominant la maison, un petit faune en pierre, noirci par le temps, jouait de la flûte à l’abri des lilas. Les lierres et les pervenches tombaient en guirlandes autour de lui. »

De cet hôtel noble et triste de Saint-Lô, les deux fils aînés de ce Jacques Feuillet, Eugène et Octave, Eugène de deux ans plus âgé qu’Octave, avaient été envoyés au lycée Louis-le-Grand à Paris pour y achever leurs études commencées au vieux collège communal de la place des Beaux-Regards. Ils y avaient fort bien réussi, surtout Octave qui obtenait au concours général trois nominations : le 2e prix de discours français, le 1er accessit d’histoire et le 2e de discours latin. Détail touchant : son oncle, le vieux soldat, qui note dans un journal intime les succès des deux collégiens, et c’est même tout ce qu’il y note, ajoute en commentaire : « Il lui était permis d’espérer mieux[1]. » (1)

  1. Octave Feuillet intime, par le docteur Le Clerc (Saint-Lô)