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paradoxal d’une extrême docilité, jointe à l’esprit de révolte le plus accentué.

Le moujik est connu pour son endurance et son fatalisme, pour sa mansuétude et sa passivité ; il est parfois sublime de douceur et de résignation. Mais, tout à coup, le voilà qui proteste et s’insurge. Immédiatement, sa fureur le porte à des crimes épouvantables, à des vengeances féroces, au paroxysme de la scélératesse et de la sauvagerie.

Même contraste dans l’ordre religieux. Si l’on étudie l’histoire et la théologie de l’Église orthodoxe russe, de « la vraie Église du Christ, » on y reconnaît comme caractères essentiels l’esprit conservateur, l’immuable fixité du dogme, le respect de la règle canonique, l’importance des formules et des rites, une dévotion routinière, un cérémonial somptueux, une hiérarchie imposante, une humble et aveugle soumission des fidèles. En regard, la grande secte du Raskol, qui s’est détachée de l’Église officielle au XVIIe siècle et qui ne compte pas moins de onze millions d’adeptes, nous montre l’annihilation du sacerdoce, un culte sommaire et farouche, un radicalisme négateur et subversif. Les sectes innombrables, que le Raskol a produites à son tour, les Khlisty, les Doukhobors, les Stranniky, les Pomortsy, les Douchitély, les Molokanes, les Skoptzy, vont beaucoup plus loin encore. Là c’est l’individualisme sans limites : nulle organisation, nulle discipline ; une licence effrénée ; toutes les fantaisies et toutes les aberrations du sentiment religieux : l’anarchie absolue.

Dans l’ordre de la morale et de la conduite privées, cette double nature du Russe apparaît également. Je ne connais aucun pays où le pacte social soit plus imprégné de l’esprit traditionnel et religieux ; où la vie domestique soit plus sérieuse, plus patriarcale, plus remplie de douceur et d’affections, plus enveloppée de poésie intime et de respect ; où les devoirs et les charges de la famille soient acceptés plus généreusement ; où l’on supporte avec plus de patience les contraintes et les privations, les misères et les mesquineries de la vie quotidienne. En revanche, en aucun autre pays, les rébellions individuelles ne sont aussi fréquentes, n’éclatent avec autant de brusquerie et de retentissement. A cet égard, la chronique des crimes passionnels et des scandales mondains abonde en exemples saisissants. Il n’y a pas d’excès dont l’homme ou la femme russes ne