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connaissait même plus son nom, était appelé, du consentement de tous les souverains de l’Europe, à reprendre possession de son trône. Lui-même ne savait rien de ce pays sur lequel il allait régner : depuis longtemps ses familiers, par courtisanerie, par pitié pour ses malheurs, le leurraient et le berçaient de si soporifiques illusions, qu’il s’attendait à retrouver les Français « tels qu’ils étaient au temps de sa jeunesse, mais assagis par les rudes leçons du malheur. » Il ne comprenait pas que ces vingt-trois ans valaient des siècles.

Durant sa proscription, il s’était si obstinément pénétré de ses droits qu’il fut Roi tout de suite : le jour où, quittant pour toujours Hartwel, il fit son entrée à Londres dans la voiture du Prince Régent, conduite par des postillons vêtus de blanc, à travers une foule exultante, il trouva dans l’Hôtel Grillon, destiné à son séjour, tout une cour de nobles lords, de jolies femmes, d’émigrés français, contenue par cent gardes d’honneur, formant la haie et inclinant à son passage des étendards blancs. Cette pompe émouvante, cette apothéose succédant sans transition aux mesquineries de la vie d’exil, auraient troublé tout autre que lui ; il les acceptait comme choses dues et c’est en termes pesés qu’il répondit au compliment du prince son hôte. Ils échangèrent leurs ordres : Louis XVIII passa son cordon bleu au cou du Régent qui, se baissant, noua la jarretière à la jambe goutteuse du nouveau Roi. Le lendemain on était à Douvres ; la mer était en fête, le Détroit, lui aussi, célébrait sa délivrance ; un grand nombre de légères embarcations aux mâts desquelles claquaient des banderoles blanches, entouraient le vaisseau Le Lys, venu de France pour chercher le Roi. Le temps était radieux, la traversée fut courte : à mi-chemin, l’escadre française vint se ranger autour du navire royal qui portait, outre Louis XVIII, sa nièce et les plus notables de ses vieux compagnons d’exil : sur un yacht anglais, le Jason, cinglant dans le sillage du Lys, avaient pris passage bon nombre d’émigrés, pressés de revoir la France, et parmi eux, Fauche-Borel qui, sentant venue enfin l’heure des récompenses, se faufilait de son mieux, depuis le départ d’Hartwel, pour attirer à soi l’attention. Ce n’était pas le moment de se laisser sottement oublier. Déjà, à Londres, il avait manœuvré de façon à se trouver sur le passage du souverain dans la cohue de l’Hôtel Crillon, et à lui baiser la main ; il avait même tressailli de