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De mon côté, je remuerai peu, ma femme est depuis huit jours à Wiesbaden, je suis commis à la garde du jeune Pierre en instance de baccalauréat, et que la Sorbonne lâchera seulement dans les premiers jours d’août. Nous irons alors rejoindre sa mère à Schlangenbad, pour trois ou quatre semaines, et je serai rappelé à Paris, dès le début de septembre, par un travail d’Hercule : un déménagement !

Nous quittons la rue Las-Cases où les murs trop étroits craquaient sous la poussée des enfants devenus hommes et des livres devenus légion. Il s’en faut de bien peu que je n’aie achevé un quart de siècle dans ce pauvre logis. J’en ai trouvé un plus vaste à proximité, rue de Varenne, au 55, le petit hôtel du duc de Lévis Mirepoix, jouxtant le grand hôtel Galliera-Autriche. Un vieux jardin très tentant, mitoyen de celui d’Autriche, a fixé mon choix. Je pourrai enfin loger livres et garçons à partir du 15 septembre. Mais cette opération cyclopéenne, le changement de coquille, ne va pas sans beaucoup d’affairement et de tracas. Et ce court voyage en interdit d’autres. Je compte pourtant sur quelque descente obligatoire en Camargue pour vous serrer la main et resserrer aux Angles le lien semi-séculaire, solide et affectueux.


55, rue de Varenne, mercredi 12 décembre 1906.

Mon cher ami,

Je savais que vous compatiriez à mon grand chagrin, je vous remercie pour la marque sensible de cette compassion que vous me donnez. Oui, c’est le plus proche, le plus sûr des compagnons rencontrés sur la route littéraire qui s’en va [1], après Sorel conduit naguère dans cette même église Notre-Dame des Champs, dans ce même cimetière Montparnasse d’où je sors. Je n’avais plus d’espoir depuis quelques mois ; il ne restait, pour ainsi dire, rien de ce corps dévoré par la phtisie, spiritualisé au point que ses vêtements flottaient littéralement autour d’une ombre sur le lit de mort où il reposait avant-hier, — rien qu’un cerveau toujours en ébullition, un labeur magnifique jusqu’au dernier jour. — Au vide qu’il laisse on voit la place que tenait ce chétif athlète. Brèche irréparable dans l’intelligence française et dans l’intelligence catholique, dans le cœur de ses amis, dans la

  1. F. Brunetière, décédé le 9 décembre 1906.