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Adieu, mon cher ami, rassurez-moi sur votre santé ; toujours à vous bien cordialement.


4 décembre 1887.

Mon cher ami,

C’est du 2 qu’il fallait dater, mais l’histoire ne se répétant pas exactement, j’ai attendu la fin de la crise.

J’ai vu tomber le rideau hier soir au théâtre de Versailles. Et maintenant, mettons de côté nos préjugés de parti et avouons que ce pays est sorti à son honneur, sans rien casser, d’une formidable crise morale, où toute monarchie eût sombré inévitablement [1]. Sans doute la province aura cru, sur la foi des journaux, que nous étions livrés à toutes les horreurs des révolutions ; en réalité, les désordres de jeudi et de vendredi n’ont été que des polissonneries de gavroches, quelques poignées de cailloux jetées aux bons cipaux, quelques cris de braillards, quelques badauds contusionnés. Le vrai peuple, j’entends les cent mille ouvriers égarés qui font les révolutions et les communes, n’a pas bougé et n’aurait pas bougé, même si Ferry eût été élu. Je m’en suis enquis ; j’ai assisté dans Belleville aux réunions des possibilistes ; ils ne veulent plus se faire casser les os pour des politiciens ; autant l’un que l’autre à l’estime du parti ouvrier ; il ne descendra du Mont Aventin que si l’on touche à la forme républicaine. Si on lui laisse son fétiche, il prendra tout philosophiquement. C’est la conviction que j’ai rapportée de là...

Mon ami, je regarde en spectateur impartial et je vois l’impuissance adroite chez ces monarchistes, qui n’ont même pas su se compter sur un des leurs, ou compromettre, par un vote unanime, l’un des candidats adverses. Passe encore pour les divisions de 1873 et de 1875 ; ils étaient majorité, alors ; il y avait un gâteau à partager, une entente exigeait des sacrifices. Mais aujourd’hui, pour une manœuvre élémentaire d’opposition, ne pas pouvoir même donner au pays l’illusion de son nombre et de sa force ! La journée d’hier est, de l’aveu de tous, un effondrement pour ce parti. Au contraire, cette fois comme au 16 mai, les républicains ont su faire taire d’inexpiables rancunes, des ambitions féroces, pour donner le spectacle imposant de leur unanimité devant le péril... Quelle souplesse dans le

  1. La démission de Jules Grévy.