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UN JARDIN SUR L’ORONTE.

des grandes roues hydrauliques, qui n’avaient pas cessé en puisant l’eau du fleuve de faire à son récit, dans cette nuit claire d’Asie, une orchestration de plainte, de pleurs et d’extravagance. Nous restâmes quelques minutes encore à écouter cette musique qui flotte depuis des siècles sans arrêt sur Hamah. Son plain-chant, aussi bien que la magie de ce soir syrien, demeure mêlé étroitement au récit que je viens d’essayer de retracer. Comment exprimer les prestiges de ce poème d’opéra sur un fond de gémissement éternel ?

— Allons, me dit l’Irlandais, en regardant sa montre, voici deux heures du matin, il est temps d’aller dormir.

Il logeait à la gare du chemin de fer dans une chambre que la Compagnie tient à la disposition des voyageurs recommandés, et moi j’allais retrouver, sur une voie de garage, le wagon qui m’avait amené. Nous fîmes route ensemble, assaillis de fois à autre par les aboiements de grands chiens que nous dérangions, et continuant à remuer ces images d’amour et de souffrance.

— Ah ! j’oubliais, me dit mon compagnon au moment de nous séparer, j’oubliais de vous signaler ce qu’à sa dernière page le rédacteur du manuscrit raconte, qu’enfant il a connu la belle Oriante, devenue l’abbesse suzeraine du monastère de Qalaat-El-Abidin, et qu’il tient son récit de son aïeule, Isabelle la Savante, étant issu lui-même, à la troisième génération, d’un mariage qu’elle fit, peu après la mort tragique de Guillaume, avec un des chevaliers du comte d’Antioche.

Maurice Barrès.