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compassion, tout révélait une crise, un éclatement, le plus haut point d’une tragédie à triple secret. Et ces hommes qui, la minute d’avant, haïssaient ce jeune guerrier et qui viennent de trouver leur plaisir à le frapper jusqu’à la mort, quand ils lui voient ces deux consolatrices, s’émerveillent : ils entourent d’une sorte de respect religieux cette brillante énigme poétique dont ils ne possèdent pas la clé.

Leurs pensées s’en allaient plus loin qu’ils n’éprouvaient le besoin de le dire, au moins à leur suzerain. Mais Oriante s’adresse à celui-ci, à l’évêque et à tous les chevaliers :

— Que n’aurais-je pas fait pour garder sire Guillaume à notre œuvre ! Vous vous êtes privés, Messires, bien injustement, d’un frère, plus malheureux que coupable.

Et l’évêque :

— Il ne faut pas détester les morts ni les pleurer avec excès, mais il convient de construire sur leurs tombeaux. Que celui de sire Guillaume nous rappelle ses fautes, ses misères et son repentir ! Dame Oriante, vous obéissiez à une juste gratitude et à un instinct divin, en cherchant à ramener à la foi celui par qui vous l’aviez d’abord reçue. Près d’ici, dans un monastère élevé par nos soins à tous, nous ensevelirons sire Guillaume, et c’est vous, nobles dames converties, qui aurez la garde de ses restes. Vous-même, Oriante, après votre mort, vous y trouverez votre repos, et l’on déposera sur votre tombe l’offrande de tout un peuple enfin pleinement converti.

Il fait un geste, et tous s’agenouillent sur la paille de la pauvre écurie. Il bénit le corps en récitant les prières chrétiennes, que répètent tous les assistants. Puis avec les chevaliers il se retire, pour que les femmes puissent entonner les lamentations accoutumées, et c’est Isabelle qui, s’avancant d’un pas dans le cercle funèbre, les ouvre par ce gémissement du poète :

« Quand tu auras reçu les hommages du monde toute ta vie, ou que tu auras reposé avec ta bien-aimée toute ta vie, comme ton heure sonnera enfin, il te faudra partir, et ce sera un rêve que tu auras fait toute ta vie. Alors, que tu aies été un amant sincère ou une autre Sémiramis, deux ou trois jours s’étant écoulés, il ne restera plus de toi qu’un conte. Eh bien ! tâche que ce soit un beau conte à conter dans les jardins de l’Oronte. »

Le conteur se tut. On n’entendait plus que le ruissellement