se développer en nous et nous transformer ? Qui n’a pas entendu, en se demandant s’il rêve, une parole glisser au fond de son être et tout y dénaturer, comme une iiole de poison versée dans la fontaine ?
— Un jour, à la fin du siège, dans le temps qu’il y eut la grande soif chez les défenseurs, je reçus un billet en langue arabe me disant : « Ce n’est plus qu’une affaire d’heures, la forteresse est à votre merci. Quand vous y serez entré, courez en hâte à la chambre du trésor, au sérail, dans le donjon. Frappez à sa porte de fer douze coups, divisés en deux groupes de six. Une femme y sera enfermée, celle qui dans l’ombre, l’autre soir, vous a salué et appelé de son écharpe. Elle vous ouvrira et vous remettra, à vous seul, Chevalier du Christ, sa vie et les richesses de Qalaat. » Ainsi ai-je fait, et les douze coups frappés, la porte aussitôt ouverte, cette femme-ci m’est apparue, debout et s’appuyant aux coffres étincelants. Sous le diadème, sa figure pâle respirait l’égarement d’une prophétesse, mais surmontant sa terreur par sa confiance dans sa beauté : « Voici, m’a-t-elle dit, les trésors de Qalaat. Les vaincus voulaient les enlever et m’entraîner avec eux. Je suis restée pour vous les offrir, parce que la fille des reines et des rois n’admet pas de vivre ou de mourir hors de son palais, et croit à votre magnanimité. » Sa voix, son regard, tout son corps étaient plus frémissants que les flammes irrésistibles qui commençaient d’embraser de toutes parts la ville prise, et que je fis éteindre. Saisi d’amour pour cette audacieuse, j’ai pensé qu’il me restait à conquérir en elle le fruit royal de ma victoire.
— Je n’ai plus qu’à mourir, dit sire Guillaume à Oriante, qui, trop fière pour chercher aucune justification, gardait un visage d’un calme effrayant. Qu’ils soient maudits, les souvenirs que nous avons en commun ! Plût au ciel que vous n’eussiez jamais existé ! Mon âme fuit avec horreur ce lieu irrespirable. Je sais à quelle déraison je vais me livrer, mais la déraison en moi est plus forte que la raison. Entrons hardiment dans cette carrière de douleur !
Et s’il ne saisit pas son amie par la main, pour l’entraîner avec lui dans l’abîme, ce fut moins par un reste d’amour que par haine, ne voulant plus qu’ils eussent rien en commun et préférant la solitude à ce mauvais compagnonnage dans la mort.