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UN JARDIN SUR L’ORONTE.

Ce dernier trait bouleversa le jeune homme. Il dit en se contraignant qu’aucune chanteuse de par le monde n’approchait d’une telle perfection, et puis en arabe, pour elle seule, il ajouta que maintenant il ne pouvait plus entendre qu’un chant de mort.

Elle lui répondit :

« Les amants veulent mourir ensemble, mais sous les dalles de leurs tombes jumelles, l’amant verra-t-il le sourire, le doux visage de l’amante ?

« Je suis vivante, et dans mon cœur je garde pour me réchauffer vos sentiments qui sont ma gloire et mon plaisir. Que ferais-je dans la tombe de cet orgueil que je vous dois, de ma beauté qui vous est chère et de ce mortel sacrifice où, faible que je suis, je vous vois consentir ?

« Si mon amant exige que je meure, qu’il retire d’abord de mon cœur son cœur, puisqu’avant son amour je n’étais qu’une morte. »

En achevant de chanter, elle eut pour sire Guillaume un regard où elle lui transmit d’âme à âme son secret : la courageuse volonté de vivre en acceptant les conditions de la vie. L’amitié qu’elle lui gardait demeurait ferme sous la vague mobile, mais elle accueillait toute la vaste mer. Et lui, son visage altéré, son cœur défaillant, tout son être détruit par cette beauté éblouissante dont il réprouvait la plasticité diabolique, il songeait : « Ce n’est pas elle que j’aime, mais une autre, sa supérieure, dont sa présence donne une idée et que je veux aller chercher par delà la mort. »

Et tout en mâchant sa douleur, il affectait de garder une attitude insouciante et amusée. Mais Isabelle la Savante vit le mensonge de cette gaieté et que sa lèvre tremblait de rage ; elle distingua aussi que, dans sa brillante auréole de lumière et de musique, la Sarrasine était bien malheureuse ; alors elle s’approcha du comte et lui dit :

— Messire, ne croyez-vous pas que ma dame Oriante a assez dansé et chanté, car je sais qu’elle est lasse ce soir ? Vous feriez bien de l’appeler et de l’engager à s’asseoir avec nous et ce chevalier revenu, qui parle si bien notre langue, afin qu’il nous aide à savoir la belle langue des chrétiens.

Avec empressement, le comte appela la Sarrasine et lui dit :

— Nous voulons que vous vous reposiez.