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UN JARDIN SUR L’ORONTE.

femmes étaient mêlées aux convives, non plus couchées sur des coussins, mais assises autour de la table. Sire Guillaume occupait un bas bout. C’est bien douloureux pour lui de rentrer ainsi dans la vie, ayant tout à reconquérir.

Le comte d’Antioche, l’évêque et les chevaliers causèrent paisiblement et fortement du grand projet qu’ils poursuivaient ensemble d’organiser une cité mi-syrienne, mi-franque, dont l’âme serait chrétienne. Oriante comprenait et flattait ces ambitions avec une prodigieuse habileté. Au-dessus de tous brillait son génie de fantaisie et de libre grâce ; cependant, elle se montrait parfaitement simple et bonne envers chacun de ces chevaliers qu’elle traitait en vieux amis. Quand elle parlait, fût-ce au plus humble, c’était toujours en riant, et ses doux propos faisaient du bien ; aussi leurs regards s’attachaient avec admiration sur son visage fier et mobile, et chacun d’eux, en voyant tant de bonté unie à tant de beauté, croyait à un séraphin descendu du ciel.

Cette popularité encore, quel chagrin pour sire Guillaume ! Il n’a pas de reproche à faire à cette rare merveille. A-t-il su lui assurer la sécurité et le pouvoir ? Plus simplement, peut-il empêcher que le jeune cheval ne coure, les naseaux fumants, dans la prairie ouverte ? Est-ce à celui qui est assis au bas de la table de prétendre à l’amour avoué de la reine, et ne lui fait-elle pas un magnifique cadeau, si elle l’accueille secrètement dans son cœur ? Il se raisonne, mais il ne peut accepter sans un amer chagrin la vue de tous ces intérêts qu’elle a en commun avec son nouveau maître et qui produisent une paisible abondance de fleurs et de fruits, pareils à ceux qu’il eût voulu cueillir avec elle.

Après le repas, quand les tables furent ôtées, les ménétriers sonnèrent pour danser. Oriante dansa avec plusieurs chevaliers sans s’occuper de Guillaume, parce qu’elle voulait rendre impossible tout soupçon. Puis les danses furent coupées de chansons, de récitations amoureuses ou joyeuses, et là encore, de bien loin, personne ne l’égala. Elle dit tous les poèmes que sire Guillaume avait le plus aimés. Et ce court moment déroula devant lui d’interminables souvenirs, accumula dans son âme une vie de douleur. Cherche-t-elle à l’émouvoir ou simplement recourt-elle à ce qui peut le mieux porter sur son auditoire ? Aux yeux du jeune homme, c’est une impiété et une trahison.