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cette bouche trop charmante, pour étouffer une voix qui voulait lui faire mal.

— Ne viens pas ici pour me faire souffrir et user de ton sortilège, mais pour me guérir de mon amour en l’usant. Ne parle pas de ton malheur, quand, à mon retour, je vous trouve satisfaites, épanouies dans votre transfiguration.

— Tu nous préférerais malheureuses ?

— Oui, s’il ne faut pas mentir, c’est malheureuse que j’espérais te retrouver. Mais tu m’as renié, par déplaisir de me revoir, et j’ai vu que tu l’aimais.

— Toi seul, homme injuste, j’ai aimé.

— Tu as confiance en lui, tu fais appel à son amitié.

— Il a été bon… Laisse, Isabelle, il lui faut dire la vérité.

— Alors le chef t’a choisie ?

— Personne jamais ne me choisira. C’est moi qui sais me faire supplier.

— Le soir même, quand je t’attendais et comptais sur la parole jurée…

— Non.

— Une nuit pourtant, je le sais, une révélation me l’a dit…

— Que pouvais-je ? Il était bon pour moi. Que pouvais-je faire ? Tu n’avais pas su me sauver. Pourquoi tes regards me fuient-ils ? Pourquoi me regardes-tu avec cette douleur ? Tu veux me faire mourir de chagrin. Je ne te cache rien. Il faut voir ce qu’étaient ces jardins pleins de cadavres, cette odeur de mort dans la forteresse, toutes les femmes folles du désir de vivre, suspendues à ceux qui voulaient bien d’elles et sollicitant avec terreur des furieux qui pouvaient devenir des sauveurs. Tu ne sais pas jusqu’à quel point personne ne se possédait plus. Mais lui ne m’a pas brusquée ; il a fait tout au monde pour me plaire ; il a su m’émouvoir. Je te croyais mort, j’étais tentée de mourir.

— Tentée de mourir ! Que n’as-tu alors, en fuyant avec moi, accepté de courir cette chance de mort ou de salut ?

— Mes pieds ne m’auraient pas portée vers la pauvreté et l’obscurité.

— Ils t’ont portée vers son lit.

— Où donc étais-tu, toi qui parles si durement ? Sur l’Oronte ! Eh ! bien, ce n’est pas là qu’il te fallait veiller, mais en travers de ma chambre dorée. Et lui, t’en souviens-tu ? c’est toi qui m’as