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REVUE DES DEUX MONDES.

Et tous arrivent ainsi sous le cèdre où, pour la première fois, il vit Oriante au milieu du harem. C’est là, sur le gazon où s’étendaient ses tapis, qu’est dressé l’autel sacré, et tout à son aise il peut la voir agenouillée dans l’étincellement de ses voiles auprès du chef des vainqueurs, devenu son époux.

À l’heure de la bénédiction, le prêtre se tourna vers la foule, tenant entre ses mains l’hostie consacrée ; il l’éleva, et Guillaume pria pour l’ingrate, pour ses propres péchés et pour que ses vœux d’amoureux fussent entendus au ciel.

La clochette de l’assistant a libéré tous les auditeurs. Ils se sont relevés. Lui, pas. C’est devant Oriante qu’il demeure agenouillé, requérant du plus ardent de son âme qu’elle daigne le voir et se chagrinant qu’un invisible message ne la prévienne pas. Enfin, d’un trait de son bel œil, elle l’a rencontré, et subitement, sur sa pupille agrandie, ses paupières se ferment. Elle reste ainsi quelques secondes, immobile, aveugle, sans qu’aucun indice n’affleure à la surface de son clair visage, et se détournant lentement, elle prend la main de son Seigneur, le comte d’Antioche, et la tient dans ses mains si douces, — geste dont le rude Seigneur s’étonne avec bienveillance, — comme si elle s’abritait, derrière un bouclier, contre quelque danger qu’il cherche et ne voit pas. S’est-elle évanouie ? Ou bien lui a-t-elle murmuré une prière ? Il l’enlève dans ses bras, comme celui qui vient d’acheter une brebis. Il l’emporte, sans qu’elle veuille jeter un seul regard sur son ami.

Pensez à ce que fut la douleur de Guillaume, quand il la vit ainsi installée dans son monde chrétien, qu’il avait perdu à cause d’elle, et qu’elle-même l’en chassa ! Il demeura sur place, accablé par une stupeur farouche et tout occupé à regarder la douleur courir en lui. « Elle le choisit devant moi ! » Il sentait physiquement cette phrase pénétrer en lui par ses yeux, par ses oreilles et descendre avec les ravages d’un éclair mortel à travers tout son être. Il s’aperçut avec dégoût qu’il eût préféré mille fois qu’elle fût morte. « Maintenant, se dit-il, j’ai cent années d’expérience, et je sais que les hommes n’ont d’amour sûr que l’amour de leur mère. Entre toutes les femmes, il n’y a de vrai que notre mère. »