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d’idées m’y convient... Une autre génération viendra, il vaut mieux la devancer que suivre celle-ci. C’est déjà un grand honneur d’être approuvé par un survivant comme vous de la pléiade qui a tout compris, tout aimé, tout senti : je m’en contente et vous en remercie chaleureusement avec toute ma vieille et bien déférente amitié.


A Henri de Pontmartin


S.-P..., 10 décembre 1879.

Mon cher ami,

Je ne sais si ce mot vous arrivera à travers les neiges qui bloquent le Midi ; bon Dieu ! que d’embarras vous faites là-bas pour quelques malheureux centimètres de neige ! Ma dernière lettre partant par la simple poste, peu tolérante aux informations politiques, je réponds par ce courrier à votre phrase sur l’Impératrice : vos journaux ont rêvé que son mal était au cerveau, il n’en est rien ; elle se meurt d’une maladie de consomption, c’est absolument une lampe qui s’éteint à Cannes.

Vous demandez sans doute ce que vous devez penser de notre Russie. Dame, ça va bien. Jusqu’ici le mal était violent, mais très peu étendu. Il augmentera chaque jour devant l’inertie et l’impéritie du gouvernement. Sous ses apparences de vigueur despotique, ce gouvernement est plus faible (cela ne vous étonnera pas) qu’une république centre-gauche ; faible, parce qu’il manque d’hommes, et il manque d’hommes, parce que rien n’y est organisé en vue de tremper les caractères, tout en vue de les déprimer. Dans leurs proclamations qu’ils envoient audacieusement aux ambassades, les nihilistes exigent, pour déposer les armes, une Assemblée Constituante populaire, élue au suffrage universel.et destinée à appliquer les théories du socialisme pur. On ne la leur donnera pas, sans doute, on ne donnera même pas une méchante constitution à la prussienne du vivant de l’Empereur actuel ; son fils devra la donner ; il sera peut-être trop tard ; en tout cas, cette pâture chimérique ne satisfera qu’un petit nombre de bonnes gens, très petit ici, puisqu’il n’y a pas à proprement parler de bourgeoisie. Ici, plus qu’ailleurs, il n’y a qu’une question sociale ou, pour parler plus juste au point de vue russe, une question agraire : 60 millions de paysans, — mis seulement en goût par l’émancipation, — veulent la terre que