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Tsarskoé-Sélo, 1er septembre 1879.

Cher ami,

Ce soir l’héritier attendu, pressé d’entrer dans ce pauvre monde, est arrivé avant l’heure prévue [1]. Un gros et solide garçon de la vieille fabrique qui ne voyagera pas avec des onguents dans sa malle. Il a coûté bien du mal à sa mère et une rude journée d’angoisses à son père. Maintenant, tout est pour le mieux et je peux employer la formule de rigueur. Vous devinez qu’il s’appellera définitivement Henri, puisqu’il est la mystérieuse réparation de l’anniversaire de Sedan [2]. Je ne puis pas ne pas espérer de cette coïncidence fatidique de singulières destinées pour l’âme qui revient après neuf ans d’absence. Destinées de rachat, de restitution, j’espère, pour l’orgueil que les autres, nous les vieux déjà, n’avons pu sauver.

C’est égal, c’est une rude bataille morale à livrer pour l’homme qui assiste impuissant à cette lutte de la vie et de la mort autour des êtres aimés ; mais c’est superbe, cet impatient qui arrive d’un seul coup aux deux biens divins, la lumière et le verbe, sous la forme de son premier cri en ouvrant les yeux. Comme nos créations de chimères sont peu de chose en face de cette création-type, de ce mystère qui symbolise et résume l’œuvre éternelle de la vie, la raison d’être de l’univers ! Et ce que ce petit rien de maintenant pourra peser dans le monde, si on lui donne le cœur qu’il faut ! Nous y tâcherons.

Adieu, affectueusement à votre père, à vos tantes.


Saint-Pétersbourg, 20 octobre 1879.

Mon cher ami,

Calmann m’écrit que mon volume [3] sera mis en vente à la Librairie nouvelle le mercredi 29. Je vais adresser ma requête à mon juge ; je vous prie seulement de brouiller les dossiers et d’arranger artificieusement les papiers sur la grande table du salon des Angles (que je vois d’ici), de façon à ce que ma sentence vienne au rôle des premières et ne soit pas remise à de trop lointaines

  1. Henri de Vogüé, fils aîné de l’écrivain, né à Tsarskoé-Sélo. mort pour la France le 10 octobre 1915.
  2. Henri de Vogué, lieutenant au 28e de ligne, frère cadet de l’écrivain, avait été blessé mortellement à Sedan le 1er septembre 1870.
  3. Histoires orientales.