Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/654

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

guerre faire partager sa fortune ni à la mère ni à l’enfant. Il en résultait une sorte d’inertie faite d’éléments divers : dégoût général d’une société devenue odieuse, répugnance invincible à toute profession régulière, impuissance à aider les délaissées, et par-dessus tout cela, la sollicitation de son génie. Un homme ordinaire eût vu plus clairement son devoir urgent que ce poète harcelé par le démon des vers.

D’ailleurs, si nous sommes sûrs qu’il tînt pour son devoir d’aider Annette, il est moins certain qu’il fût toujours prêt à l’épouser. C’est en cette même année 1793 qu’il devenait le disciple convaincu du philosophe Godwin, lequel était l’adversaire du mariage, institution funeste, car la cohabitation n’est-elle pas un des dangers les plus troublants pour l’entendement qui a besoin de calme et d’impassibilité ? Le mariage était à reléguer parmi les préjugés par le sage. Le poète fait écho au philosophe. Il répudie en ce moment toute institution, toute loi, toute croyance, tout rite, pour s’en remettre à la seule « liberté personnelle, qui, supérieure aux aveugles restrictions des lois générales, n’adopte qu’un guide : la lumière des circonstances projetée sur une intelligence indépendante. » Il va plus loin encore dans l’affranchissement ; il lutte contre la pitié même, source fréquente d’injustice. Il cherche à s’endurcir le cœur, comme l’Oswald de ses Borderers. « Ce sont les ruses de la femme et les artifices de la vieillesse qui ont fait de la faiblesse une protection, et obscurci les formes morales des choses. » Le premier devoir est pour lui de garder intactes ses facultés intellectuelles, son don poétique surtout, menacés par les appels angoissés qui lui viennent de Blois. Sa nature était trop tendre et passionnée pour qu’il réussît à la cuirasser contre la compassion. Mais qu’il ait alors essayé de se roidir est probable, et probable aussi qu’il ait tenu ce roidissement pour une vertu plus haute. Son premier biographe, son neveu l’évêque Wordsworth, qui eut en main et détruisit ensuite les pièces du procès, ne dissimule pas que les doctrines de son oncle descendirent alors jusque dans sa conduite. Il en attribue, il est vrai, le mal à la Révolution et à la France : « Les théories les plus licencieuses étaient émises ; toutes les institutions étaient brisées ; le libertinage était la loi. « Le jeune Wordsworth émancipé par la Révolution aurait donc été un temps assez semblable à ce Solitaire de son Excursion qui « ne se faisait pas scrupule de