Villa Borgo, Cap Martin, Menton.
6 avril 1819.
Mon cher Maître,
Henri m’a fait entrevoir l’autre jour, durant les cinq minutes que je passe avec lui chaque année, une espérance qui m’a rendu bien joyeux. Vous voudrez bien, m’a-t-il dit, faire une petite pointe jusqu’à nous. Voilà une dette du fils que le père doit payer suivant l’usage : ce sera la première, j’imagine, que votre fils vous aura fait payer. Forts de cette assurance, nous ne pensons plus qu’à vous attendre. Que vous dire pour vous entraîner ? Nous sommes ici dans un ermitage, mais dans un ermitage de sybarites. Figurez-vous une maison adossée aux forêts de pins du Cap Martin, les pieds dans la mer, toute déserte ; en face, Menton, et à l’extrême horizon Bordighiera ; à gauche, tout le cirque des montagnes qui dominent cette côte ; à droite, la pleine mer. Et sur tout cela un soleil-roi, un millionnaire de soleil, qui paraitra peut-être chose toute naturelle à vos yeux méridionaux, mais qui grise nos yeux pétersbourgeois. Songez, des infortunés qui, il y a huit jours encore, languissaient dans ce cercle de glaces imaginé par Dante comme le plus raffiné des supplices, et qui se réveillent un beau matin en pleine féerie, en plein printemps ! Rien ne peut rendre la volupté de cette transition, les chemins de fer sont pardonnés du coup ; c’est exactement la sensation d’un cantonnier qui se réveillerait dans le lit de Rothschild, ou, si vous préférez, de saint Antoine dans celui de Cléopâtre. Ajoutons vite que la villa, comme par un fait exprès, contient deux chambres actuellement vides où vous vous trouverez suffisamment au large avec un peu d’indulgence. D’ores et déjà vos lits sont faits, vos couverts sont mis, et ma femme ne vous pardonnerait jamais, si vous ne descendiez pas tout droit chez nous. Je me fais un plaisir de présenter au vieux critique le grand poète du Nord, tout le monde nouveau pour lui de Pouchkine, hélas ! traduit en vile prose. Ainsi nous attendons un télégramme ; je vous prends tous deux à six heures à la gare de Menton, je vous emmène dans notre Thébaïde, et je ne vous lâche plus.
Rien à craindre pour le plus sauvage, nous ne voyons pas