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couvent, ni fin lugubre. Mais avant de peindre les douleurs des amants, le poète a décrit complaisamment, — et c’est le seul endroit de son œuvre où il l’ait fait, — l’enivrement de leur passion. Comme l’invention ne fut jamais son fort, il s’aida des souvenirs et des circonstances précises de son amour pour donner quelque réalité à leurs premières heures d’ivresse coupées de subites séparations. Peut-être est-ce la crainte que les traces de sa personnalité ne se découvrissent dans ce poème placé à côté de ses propres aventures qui, autant et plus que la surcharge du IXe livre du Prélude et la gaucherie de sa composition, — défauts auxquels il ne fut jamais bien sensible, — l’engagèrent à publier Vaudracour et Julia séparément en 1804. Ensuite, lorsque dans sa vieillesse il se mit à commenter ses poèmes, il plaça en tête de celui-ci une note destinée à détourner les soupçons plus qu’à instruire le public. Ce récit (dit-il cette fois) lui fut fait non par Beaupuy, mais de la bouche « d’une Française qui avait été témoin oculaire et auriculaire de tout ce qui fut fait et dit. » Et il ajoute : « Les faits sont véridiques ; nulle invention n’y a été mise en usage, attendu qu’il n’en était nul besoin. »

Singulière dame française aux yeux de lynx, aux oreilles subtiles comme celles de la taupe, qui aurait surpris en leurs plus intimes détails tous les épanchements des amoureux, été ensemble présente et invisible dans leurs plus secrètes entrevues ! Pour qui lit le début du poème, il est difficile de retenir un sourire amusé à la pensée de cette narratrice aux sens si déliés dont le poète se sert pour abriter sa personne.

Mais nul lecteur attentif ne s’y trompera. M. Harper, le plus complet, le mieux informé de ses biographes, a proclamé sur-le-champ le rapport de Vaudracour et Julia avec le roman de jeunesse de Wordsworth. La vraie difficulté est de faire le départ du réel et du fictif, de l’histoire de Wordsworth et de celle de Vaudracour.

A Wordsworth amoureux d’Annette reviennent sans doute ces extases de l’amant très jeune qui voit non tant une femme réelle qu’il ne sait quelle splendeur dont il est aveuglé ; « c’est une vision qu’il contemplait et il adorait l’être qu’il voyait, » vision si éblouissante que son éclat même la rend indistincte. On remarquera que cet émerveillement correspond mieux à la subite passion de l’adolescent pour l’étrangère, qu’à ce long et