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invraisemblable redingote battant les talons, sur un pantalon noir à guêtres serrant le mollet : un portrait des premières années du siècle. Une figure ronde, fraîche, rasée, fine et vive sous ses cheveux blancs de quatre-vingts ans, des lunettes masquant la vivacité du regard : un peu de M. Thiers grand seigneur et Régence. La parole de même, alerte, sémillante, facile, toujours M. Thiers avec un peu plus de XVIIIe, des échappées galantes et sceptiques d’avant 89. Il parlait au gré de ses souvenirs de Rome, de Vienne, de 1830, s’interrompait pour décacheter les dépêches qu’on lui apportait, reprenait ; personne ne soufflait mot : tout se tait quand il est là.

Pas de mots profonds, incisifs, à la Bismarck, à la Guizot, pas de modelé : de la grâce légère, un imperturbable contentement de soi qui perce. Je pensais à un chat qui jouerait avec le lion de Berlin. Le nom de Klaczko est venu sur ces lèvres minces avec une aigreur contenue : il faut croire que le Polonais a frappé juste. Puis le chancelier m’a adressé la parole, m’a fait causer vice-rois et Pharaons, en me sondant avec son regard clair et sardonique : je sentais qu’il croyait me sonder jusqu’aux pieds, tandis qu’il ne me sondait que jusqu’à la profondeur où je voulais qu’il me sondât, et j’ai compris son infériorité dans la partie d’échecs qu’il joue depuis quinze ans avec l’autre, parce qu’il se croit trop sûr du jeu de l’adversaire. Il s’est levé enfin pour aller faire la partie de l’Empereur, en finissant une histoire légèrement ironique sur le Saint-Synode : et je pensais que, quand nous le conduirons sous le dôme d’Isaac [1], il ne restera rien de cette Russie du Congrès de Vienne qu’il domine comme une ombre du passé, au milieu de la nouvelle Russie jeune, âpre, inquiète, incertaine de sa voie nouvelle : rien que les prières archaïques auxquelles il ne croit guère et que les diacres réciteront sur lui dans ce beau chant mineur de la liturgie slavonne. Curieuse figure, malgré tout, faite d’un peu de Voltaire, de Talleyrand, de Thiers, la dernière de cette fine et élégante race de diplomates que nos enfants ne connaîtront plus, remplacée qu’elle sera par les diplomates brusques et précis de l’école Bismarck, — Ignatieff, — sans parler des diplomates démocrates que l’Europe nous envie.

Voilà mon bilan de ce soir : chaque jour apporte ainsi le sien dans cette course folle à travers le monde russe de deux

  1. Cathédrale de Saint-Pétersbourg.