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Biarritz, 20 août 1883, Maison Marie Bonnotte, 3 bis, rue d’Espagne.

Eh bien ! mon cher ami, j’ai vu hier à Saint-Sébastien ma première corrida de toros et je me sens prêt à devenir un aficionado passionné. Voilà une des rares choses longtemps tambourinées par mon imagination qui m’ait tenu ce que je m’en promettais. C’est, comme dirait Francisque [1], une tragédie merveilleusement ordonnée, avec son exposition, ses péripéties, sa catastrophe, où l’intérêt ne languit pas un instant. Il faut dire que pour moi le public eût été à lui seul un spectacle suffisant. Pour peindre les huit à dix mille coquins qui remplissaient ces gradins de leur bruit, de leurs couleurs, de leurs passions, il faudrait toutes les truculences et les rutilances de langue auxquelles nous avons sagement renoncé, c’est bien entendu. L’entrée de la cuadrilla enfonce tous les cortèges de l’Opéra : c’est plus solennel, plus pittoresque et surtout plus vrai parce que les figures sont aussi historiques que les costumes ; il y avait là un caballero sur un andalous blanc qui semblait sorti d’un cadre de Vélasquez, avec sa maigre face en pointe, ses cheveux noirs plats sur la nuque, sa moustache et son espagnole : on m’eût dit que c’était le duc d’Olivarès que je l’aurais cru. Et tout à l’avenant. L’alcade lui-même et les alguazils sont parents de ceux de Gil Blas.

Le dit alcade, convenablement sifflé dès son apparition par les éléments carlistes ou républicains de l’auditoire, jette la clé dorée du toril à l’alguazil ; les hérauts, dans leur dalmatique aux armes de Castille, s’effacent de devant la porte ; on entendrait voler une mouche si la respiration alliacée des dix mille spectateurs ne les avait pas toutes tuées ; la porte s’ouvre, le taureau bondit : c’est l’exposition aussi classique et moins sévère que celle d’Œdipe-Roi que j’ai eu dernièrement l’avantage d’entendre chez M. Perrin. Puis banderilleros, picadores, capas, tout ce que vous savez des péripéties toujours variées sous leur monotonie apparente ; enfin la catastrophe : Frascuelo ou Lagartijo qui plante son épée dans la nuque du taureau avec une grâce et une adresse incompréhensibles. On nous en a servi huit hier, les uns à la manière classique espagnole, avec

  1. F. Sarcey.