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le jardin qu’ils voyaient sous Louis XIV, car l’hôtel de Villars où ils ont habité est juste en face de chez moi et le jardin nous sépare.

Adieu, mon cher ami, je ne vous écris que deux mots, car je suis saoul d’encre depuis une semaine ; vous qui en usez plus sobrement, ne la plaignez pas pour m’écrire.

Poignée de main.


3 juillet 1883.

Mon cher ami,

Il se meurt [1] ! La foi du Midi comme la foi de l’Ouest ne voudra pas croire à ce subit écroulement des prophéties ; un rugissement de douleur doit éclater autour de vous ; mais la douleur n’a jamais rien changé aux combinaisons de ce terrible joueur d’échecs, qui de là-haut pousse ses fous et fait échec aux rois. Il se meurt ! pour le sauver il faudrait un miracle comme il en a fallu un pour le faire naître. Vous n’avez pas idée des agitations auxquelles j’assiste : mon vieux faubourg ressemble depuis quarante-huit heures à un vieux bâtiment secoué par un typhon, et cela, hélas ! au milieu d’une mer tranquille. Le premier télégramme de l’Union est tombé sur nous comme une bombe : depuis, on s’arrache les rares nouvelles à la porte de M. de Brézé ; celles d’aujourd’hui parlent d’amélioration légère et les contradictions des journaux doivent vous laisser fort perplexes là-bas. Mais la vérité est implacable. M. de Chevigné est arrivé ce matin et n’a laissé aucun espoir ; l’agonie peut se prolonger deux, trois, huit jours peut-être : le dénouement fatal est certain. Par une cruelle ironie du sort, la maladie est à peu près celle de Gambetta, un abcès interne, purulent, survenu à la suite d’une immobilité forcée. Le Prince a toute sa tête, il ne connaît pas la gravité de son état. On prie pour lui dans les églises de Paris. Combien de ces prières sont sincères, c’est ce qu’il ne faudrait pas se risquer à rechercher. Depuis deux jours, dans ces événements comme dans tant d’autres auxquels il m’a été donné d’assister, je vois les deux faces de l’histoire, la face tragique et la face grimaçante. Celle-ci est bien misérable, un chapitre de Saint-Simon écrit par Tabarin, la comédie d’une succession royale devant un trône vide, la poursuite d’une ombre par des revenants. Tous les parapluies de Juillet frétillent

  1. Le Comte de Chambord.