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l’accomplissement. Mon plus grand plaisir sera alors d’aller retrouver avenue Trudaine l’accueil affable des Angles, mais non pas, hélas ! le ciel et la lumière de cette chère Provence où vous m’avez fait les honneurs du soleil.

Recevez-en mes remerciements et agréez, monsieur, mon affectueux et respectueux souvenir dont Mme de Pontmartin voudra bien prendre une part.


A Henri de Pontmartin


Péra, 2 décembre 1871.

Mon cher ami,

Voici de votre part un long et inexplicable silence interrompu seulement par la lettre de faire part qui m’annonce la mort imprévue de votre pauvre Prosper ; quelle affliction terrible pour votre tante, et quel acharnement met la mort à visiter les vôtres !

Moi, je ne faillirai pas à vous écrire ma lettre accoutumée du 2 décembre. Le 2 décembre ! au train où vont les choses, nous ne saurons bientôt plus ce que signifiait cette date ; les rancunes et les colères qu’elle inspirait à nos vingt ans sont déjà des cendres froides ! Pour nous deux, du moins, elle reste toujours un point de repère, une borne dans ma route vagabonde qui m’invite à m’asseoir pour causer un instant avec vous. Quels contrastes, mon Dieu ! dans cette vie étonnée que me fait le hasard ! Il y a un an, à pareil jour, je vous écrivais dans ma petite chambre de Fashlossbergstrasse, aux quatre murs nus et tristes ; au fond, l’ofen bourré de charbon, le feu lugubre qui ne sait pas les joyeuses chansons de la bûche de chêne, parvenait à peine à me réchauffer ; ma fenêtre donnait sur la misérable rue d’un faubourg ; devant moi, un chantier de démolitions avec sa lanterne blafarde ; plus loin, une vieille tour sévère de l’empereur Othon ; et de la neige, beaucoup de neige, et le froid gris et maussade de l’Allemagne, et le malheur, la captivité, le pressentiment obscur qui envahit l’âme à la veille des catastrophes, afin qu’elle ne s’y brise pas d’un déchirement trop soudain ; pour toute distraction, dans la rue, le boucan d’un sergent saxon qui passait à neuf heures, avertissant les prisonniers de rentrer chez eux [1].

  1. Engagé volontaire au 90e de ligne, E.-M. de Vogüé avait été blessé et fait prisonnier au combat de Beaumont, le 30 août 1870.