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UN JARDIN SUR L’ORONTE.

épuisé toutes nos chances de lutte ? Je ne veux pas partir, s’il reste au ciel une seule étoile. Je suis résolue d’aller jusqu’au bout de notre dernière espérance.

— Il n’y a plus d’espérance que dans la fuite. Ramassez ce que vous pouvez porter d’or. Couvrez-vous, l’une et l’autre, de perles et de pierreries. Nous vivrons, mais si vous deviez périr, que vous soyez les cadavres les plus étincelants que les anges aient jamais pleurés ! Dans deux heures, je vous ferai donner le signal du départ.

Il développa son plan. Les assiégeants étaient trop peu nombreux pour occuper toutes les issues de Qalaat. En conséquence, il allait esquisser une sortie vigoureuse sur le camp des Chrétiens, afin de les ramasser tous sur le devant de la ville. II serait repoussé, mais il tiendrait bon jusqu’aux ténèbres et rentrerait dans la forteresse, en laissant envahir une première entrée. Alors, toutes les forces ennemies s’étant engagées dans cette brèche de la résistance, il ferait sortir par une issue opposée la Sarrasine, Isabelle et une petite troupe de porteurs, puis une heure après, quasi seul, il les rejoindrait au troisième gué de l’Oronte.

Elle ne l’écoutait pas. Ses yeux, qu’il avait vus parfois remplis d’une exaltation si tendre, respiraient quelque chose de hagard et plutôt le délire que la colère.

« Elle a raison, pensa-t-il, elle m’a fait une grâce en m’aimant, et je ne sais pas lui garder son royaume. »

Mais en le pressant dans ses bras, elle lui dit :

— Merci de votre bonté, et sachez bien que jusqu’à ce que je vous revoie, je veux penser à vous sans que vous ayez nulle part, jamais, une meilleure amie.

Quand il fut sorti, ses sentiments éclatèrent. Le regard assombri et comme rendu aveugle par ses pupilles trop dilatées, les mains glacées dans les mains d’Isabelle qui la suppliait, saisie d’une sorte de vertige, toute émotion et vibration, hors d’elle-même, elle vaticinait :

— Vais-je cesser d’être Oriante ? Il faut donc fuir en courbant la tête, accepter un destin plus humble et nous ranger à la décision d’une volonté qui doute de sa puissance ? Nous laisserons tomber sans étreinte notre royauté. Je vais consentir à cet amoindrissement, moi qui, rassasiée de bonheur, m’indignais jusqu’à la souffrance qu’il pût y avoir sur l’horizon des gloires