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presque avec joie pour mieux en jouir et pour vivre dans une imagination d’amour et de beauté, plus forte qu’une présence réelle. Ce n’est qu’après un délai qu’il aura besoin de revoir son amie et de repeupler auprès d’elle ses forces. Il s’agite, il chante, il se remémore et bénit le ciel. Mais dans quelques heures, après ce répit de quiétude, de large respiration et d’une sorte d’immunité, sous peine d’une angoisse bientôt intolérable, et comme si sa provision de vie s’était épuisée, il faudra qu’il rejoigne la Sarrasine et que de sa voix, de son regard, de tout ce qui émane de son corps et de son àme, elle le recharge de confiance.

Les deux jeunes gens craignaient à toutes les minutes une révolution intérieure ou l’assaut victorieux des chrétiens. Ce danger constant, cet encerclement de menaces développaient chez Oriante je ne sais quoi d’exalté dans la tendresse, chez le jeune chrétien un invincible élan du désir, et chez tous deux l’ardeur insensée des éphémères qui, voulant surmonter la brièveté du temps par l’intensité de la passion, s’écrient : « Si nos forces doivent être brisées par le destin, que ce soit l’amour plutôt qu’un coup sanglant qui nous désarme. »

Quelle contrariété, quand les femmes du sérail viennent familièrement soulever les tentures de la chambre dorée et interrompre leurs délices ! Elles ont à raconter à Oriante les plaisirs et les déplaisirs de leurs nouvelles unions. Impossible de refuser d’entendre ces filles dévouées, qu’une offense pourrait rendre dangereuses, Oriante se contraignait à les recevoir, et bientôt, se livrant tout entière à l’impression du moment, elle faisait de ces colloques qu’elle avait redoutés la plus éblouissante dépense de fantaisie, avec l’insouciante furie du papillon de nuit qui ne sait plus rien dès que s’allume le flambeau.

Guillaume s’enflammait d’écouter les charmants emportements de cet esprit qui, par son mélange d’innocente ruse et de rêverie tendre et folle, lui semblait unique au monde, mais très vite : « Je ne veux ni vous voir, ni vous entendre, ni vous respirer, songeait-il ; je désire votre silence, mes yeux fermés, aucun trouble, afin que je puisse, par un sixième sens plus subtil, de cœur à cœur, vous connaître et nous lier. » Tant de grâce et d’invention et ce perpétuel bondissement le gênaient pour écouter, au plus profond d’Oriante, ce qu’il préférait à tous ces éclats, la note vraie de son âme.