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vérité, la satisfaction du devoir et l’apaisement de sa conscience, dévouait au grand ouvrage de sa vie, les derniers restes de ses forces et les efforts suprêmes de sa pensée. Cependant la mort n’était pas loin. A la fin d’avril 1856, il avait brusquement perdu la sensibilité du côté gauche jusque-là conservée. Il s’en allait, disait-il, « pièce à pièce et morceau par morceau, » mais la volonté demeurait forme, le cerveau toujours lucide. La première quinzaine de mai s’écoula dans des souffrances continuelles, une exaspération de douleurs nerveuses que les doses redoublées d’opium ne parvenaient plus à endormir. La paralysie, envahissant de plus en plus les organes, respectait encore l’intelligence.

Le samedi 18, vers dix heures du soir, sa tête retomba sur sa poitrine, pendant qu’il dictait ; il s’affaissa dans une lourde somnolence. Le lendemain, sa langue commença de s’embarrasser, il articulait mal, avait peine à se faire entendre : « Je parle, se plaignait-il, comme un homme ivre. » Des ventouses sèches appliquées sur la nuque, ayant produit une amélioration passagère, il avait fallu toute l’insistance du docteur Louis pour l’obliger à se coucher. Au milieu de la nuit, entre deux et trois heures, il eut encore l’énergie de réveiller son domestique pour lui dicter un léger changement dans une phrase de la Conquête. Il balbutiait les derniers mots lorsqu’une hémorragie cérébrale le terrassa sur son lit. Le « soldat de la science » venait de tomber sur la brèche.

L’agonie se prolongea deux jours. Amédée Thierry, aussitôt averti, accourut le premier. Le moribond reconnut son frère, lui pressa la main, parvint même à nommer ses neveux et ses nièces. Ce furent les dernières paroles de cette voix éloquente ; dès lors s’étendit sur sa pensée un voile d’insondables ténèbres, que rien ne devait plus dissiper. Lorsque survinrent à leur tour ses plus anciens et ses plus chers amis : Villemain, Cousin, Ary Scheffer, Mme de Belgiojoso, il ne les reconnut pas. Villemain l’interpella vainement, lui rappelant avec douleur leur longue et quasi fraternelle amitié.

Le 22 mai, à deux heures du matin, s’éteignait l’une des plus nobles intelligence, l’un des plus purs écrivains dont s’honore la France au XIXe siècle. Les obsèques furent célébrées le lendemain à Saint-Sulpice, où une phrase malheureuse de l’abbé Hamon, dans son éloge funèbre, allait bientôt entraîner